Fragment #519 - Mise au point

Kokhavah, telle un koala, se cramponne contre moi. Je me promène dans les rues de Paris avec ce petit ouistiti, déambulant dans les alentours du Marais, sur les ruelles pavées, devant les boutiques aux vitrines d'antan. Je lui parle beaucoup, à ce petit bout de rien du tout. De tout et de rien. Ses grands yeux curieux, noirs comme ceux de sa mère, et pénétrants, observent le monde et se nourrissent à n'en plus finir. Je sais qu'elle m'écoute et qu'elle me comprend. Je sens l'acuité précoce de son intelligence, et qu'elle avale, boulimique, les paroles douces et profondes dont je la berce sans cesse.
Lola est restée à la maison, et j'espère qu'elle en profitera pour changer de rythme, chercher un travail, se dynamiser. Jamais je n'aurais cru qu'elle serait aussi paresseuse, et quand je la regarde, désormais, mon cœur s'embourbe de colère, mes yeux suintent d'animosité. Non, je n'ai pas pu me fiancer avec une fille que l'on entretient, c'est impossible. Je ne pense pas être un mauvais compagnon ni un mauvais père, et je pense avoir largement payé la dette de mon absence. Ma fille m'aime, je le vois dans ses yeux, comme si nous avions toujours vécu ensemble. Comment pourrais-je encore sentir en moi la moindre aiguille de culpabilité ? Je travaille avec acharnement, veillant sur un vieil homme sénile en route vers la mort, j'attends un rendez-vous avec David Brossard, cet éditeur avec lequel Simon m'a mis en relation, au sujet de mon roman, je fais les courses, la cuisine, le ménage, j'ai retrouvé un rythme de vie aussi stable que possible malgré de persistantes insomnies. Que demander de plus ? J'ai presque perdu tout contact avec mes amis, avec ma famille, avec mes anciens collègues. Aujourd'hui je suis un jeune homme rangé, et mon seul souci, ce sont mes yeux. Je me suis aperçu, ces derniers temps, que ma vue baissait dangereusement. Les choses deviennent floues autour de moi, s'opacifient, et la mise au point n'intervient que douloureusement. De violentes migraines, le soir venu, tempêtent dans ma tête, fatiguée de ces flots d'informations visuelles altérées par une vue brouillée. Quand j'étais petit, je portais des lunettes et je les détestais. Un jour, pour m'en débarrasser, je les avais glissées derrière la roue de la voiture de papa, attendant qu'il démarre en allant au travail pour voir se briser l'objet maudit. Une claque monumentale m'avait rougi la joue, et je m'en souviens encore. Il faut dire que j'ignorais, à l'époque, le prix de la chose. Est-ce que je vais devoir en porter à nouveau ? Est-ce que l'on me donnera des lentilles ? Les années passent et je me sens grandir, changer, vieillir. J'ignore si ce sentiment me rassure ou me terrifie, si le Julian Mahogany que je suis en train de devenir est celui dont je rêvais : un Julian qui a laissé derrière lui la folie et l'excès, l'exubérance d'une lucidité trop acérée, la douleur d'un esprit sans cesse en mouvement. Est-ce que je suis heureux ? Est-ce que je saurai me satisfaire de cette molle créativité, de cette vie fade et sans goût ?
Vibration contre ma cuisse. Je lis le message, et demande à Kokhavah :
« Tonton Lilian est à Paris, tu veux qu'on l'invite à manger demain ? »
Le sourire de ma fille chérie sucre mon existence.