Fragment #532 – Sur le seuil d'une vie ordinaire

Maya est avec moi, devant la porte. Elle empêche l'autre Maya de se manifester. Elle m'empêche de prendre la fuite. Maya, dis-moi que tout ira pour le mieux. Dis-moi que ces angoisses qui se peignent dans tes yeux ne sont dues qu'à mon imagination. J'ai peur de rentrer chez moi. Peur de prendre mes cachets et de voir mon démon intérieur s'effacer. Sa présence me rassure, elle me fait me sentir plus grand. Que va-t-il se passer, lorsque j'aurai franchi le seuil de cet appartement ? Je redeviendrai Julian Mahogany, vingt-deux ans, petit auxiliaire de vie, fiancé, jeune papa. Je serai insignifiant, rien ne me distinguera des autres. Je n'ai plus d'avenir en tant qu'écrivain. Je n'ai plus d'avenir du tout. Bientôt, je serai marié, et je ne sais même pas pourquoi. Mon autre moi a semé le doute dans mon esprit, et de ces graines perfides sont nées des idées noires. Et si je n'aimais pas Lola ? Et si je n'aimais pas l'enfant ? Et si le tambour ne s'était jamais tu, s'il avait continué à battre en sourdine ? Je ne peux pas tarir cette peur indicible, dont la source m'est inconnue. Je ne peux que la voir s'écouler, peu à peu, comme un ruisseau, un torrent sans pitié, et bientôt le fleuve tout entier me noiera. Un estuaire meurtrier, au-dessus duquel on jette des grains de riz. Voyez la robe blanche, voyez les anneaux brillants. C'est cela, le futur ? Des cercles de métal pour mieux m'attacher ? Je ne sais pas ce que je vais devenir, je ne suis sûr de rien. Est-ce vraiment ce que je voulais ? Est-ce que je suis vraiment prêt ? Maya, aide-moi, ta lucidité me rend plus fort. Je ne veux pas voir la beauté des choses, car il n'y a plus de plume. Et seul le scalpel de mon intelligence, désormais, m'aidera à tenir debout. Maya, je t'en prie, souviens-toi du tribunal de mon cœur, et éclaire-moi.
Les aimes-tu ?
Oui.
Vraiment ?
Oui, je les aime.
Les aimer, qu'est-ce que cela signifie ?
Je... je ne sais pas.
Te manquent-elles ?
Oui...
Vraiment ?
Je ne sais pas...
Te manquent-elles ?
Non...
Pourrais-tu vivre sans elles ?
…
Pourrais-tu vivre sans elles, oui ou non ?
« Julian ? »
Maya me regarde, ses yeux plantés en moi comme des crocs.
« Ca va aller ? 
- Je pense oui.
- Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu as mon numéro maintenant.
- Merci Maya...
- Et si tu cherches un job, je vais démissionner à la boutique d'antiquités. Je parlerai de toi.
- J'ai déjà un travail.
- Peut-être plus pour longtemps.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?...
- Que ton grand-père est vieux, Julian. C'est tout ce que je voulais dire.
- Ok, j'y penserai.
- N'oublie pas de garder le secret. Moins tu parles, plus tu es en sécurité.
- Ok, j'ai compris la leçon.
- Tu sais ce que tu vas dire à ta fiancée ?
- Je lui dirai que j'ai merdé, que j'avais besoin d'être seul quelques jours. Que j'ai dormi à l'hôtel.
- Elle va te croire ?
- Je pense que oui, mais elle m'en voudra.
- Courage, alors.
- A toi aussi. »
Maya s'en va. Je reste seul devant la porte. Mon poing se lève et frappe quelques coups. Ma vie ordinaire peut reprendre où je l'avais laissée.