Mes paupières se lèvent. C'est le matin. Mai sur Paris est d'un gris déprimant, et je voudrais rester sous la couette toute la journée, oublier la noirceur de ces derniers jours, et gambader dans des rêves plus cotonneux. Lola, coquine, me mordille le ventre et me chatouille, avant de tirer les draps pour me découvrir. Me voilà nu sur le matelas, et je grelotte en riant.
« Allez, monsieur Mahogany, c'est l'heure d'aller travailler !
- Ce que vous pouvez être cruelle, ma chère... »
J'avale mes neuroleptiques en souriant, et adresse, l'espace d'un instant, une petite pensée à mon autre moi. Ne m'en veux pas si je t'annihile, Maya, mais je n'ai pas le choix. D'après les médecins qui me suivent, l'absence d'effets secondaires, malgré l'absorption prolongées de ces médicaments, est tout à fait étrange et bienheureuse. Je crois que j'oublie trop souvent de m'en réjouir.
Tandis que Lola va lever notre fille dans sa chambre, je me dirige vers la cuisine pour préparer le petit-déjeuner. Lilian est sur le canapé et émerge lentement. Nous l'hébergeons depuis quelques jours, parce qu'il ne veut pas retourner chez Nicolas -le garçon chez qui il vivait- suite à une dispute violente. Lilian n'étant pas d'un naturel très expansif, il s'est abstenu de m'en dire plus. Je ne comprends pas pourquoi il reste sur Paris, car évidemment il ne pourra pas se contenter de ce job de fleuriste
ad vitam eternam, mais il semblerait qu'il ne souhaite pas passer son concours, ni même poursuivre une quelconque carrière dans la médecine. C'est bien petit, émancipe toi contre l'autorité malsaine de papa et maman, mais ne fais pas n'importe quoi pour autant.
« Julian, quand tu as arrêté tes études pour bosser au Dion, personne ne t'a rien dit hein...
- C'est vrai, mais moi je gagnais ma vie.
- Je vais me trouver un petit appart' très vite, je te l'ai dit. Et de toute façon, à la fin de la semaine, je vous laisse tranquille.
- Tu ne trouveras jamais un appartement à Paris en une semaine ! s'exclame Lola.
- Et si tu ne trouves rien, on ne te mettra pas à la porte, tu le sais bien. »
J'adresse un regard à Lola pour l'inviter à confirmer. Je sais que ça ne l'enchante pas vraiment, de voir Lilian dormir sur notre canapé, mais elle ne voudrait pour rien au monde le laisser vivre dans la rue. Notre petite Kokhavah, sur mes genoux, suit la conversation attentivement, ses grands yeux noirs fixés sur les différents interlocuteurs. Sans doute sent-elle qu'un tabou gigantesque pèse sur nos têtes. Sans doute voudrait-elle briser ce silence convenu entre nous trois. Mais ce silence est précieux, il protège nos existences. Je dois me taire pour que le cauchemar ne puisse pas recommencer.
Une fois le petit-déjeuner avalé, Lola se prépare pour son stage, Lilian à aller tailler des fleurs, et moi à nettoyer les excréments de mon grand-père. J'ai bien conscience du fait que mon job est de loin le plus ingrat, mais je ne peux pas arrêter tant que Robert ne sera pas mort, et, comme cela ne saurait tarder, j'invite Lilian à me rejoindre là-bas un jour de la semaine, histoire de le présenter au père de notre père.
Aujourd'hui, Robert est en pleine forme. Il sourit bêtement à Kokhavah, et la prend sur ses genoux tandis que je nettoie sa vaisselle dans l'évier jauni. Ma fille, petit bourgeon de bonheur, sur une vieille branche à moitié morte. Et la branche murmure entre ses cheveux noirs :
« Si le mal à ma porte vient frapper,
Sais-tu que les secrets sont bien cachés ?
Regarde sous tes pieds, ce cœur en bois,
Trouve la stèle étalée sous la croix,
Fouille dans les os, et là tu verras,
Comment rouvrir les portes de l'Agartha. »
Je m'arrête de frotter. L'assiette en porcelaine tremble entre mes doigts.
« Qu'est-ce que c'est, cette comptine ?
- Bah, pour le moment, ça n'a pas d'importance, va. »
Il sourit à la petite, et ajoute d'une voix enjouée et gâteuse :
« Mais ça viendra, crois-moi. Ça viendra... »