Fragment #30 - Promue au coeur de l'Enfer

Depuis l'ascension de Rozia IV, je n'ai pas eu le temps de remettre les pieds à la boutique -ni même de contacter Julian pour prendre de ses nouvelles- et ce brusque virage dans mon quotidien a quelque chose d'effrayant. Désormais, j'ai pris place dans le bureau de Claire (tout en ignorant ce qu'elle est devenue) au QG de l'Enfer, et j'enchaîne du matin au soir d'exténuantes réunions avec les autres membres du Conseil d'Administration. Devenu Président, Lorenzo a cédé son poste de Trésorier à un certain Youssef Soualem, un type d'une trentaine d'années qui lèche les bottes de tout le monde avec zèle. Je sais que Fabrice Ferrier, le Vice-Président, s'est vivement opposé à ma promotion, prétextant que j'étais trop jeune et pas assez fiable. Il est le seul élément du groupe de Rozia III que nous ayons gardé dans nos rangs, et conserve comme eux une méfiance totale à mon égard. Les autres ont été évincés pour éviter tout risque de conspiration, mais la perte de Fabrice, redoutable machine à travailler qui ne craint pas les heures supplémentaires -sans toutefois manifester d'ambition démesurée- aurait été dramatique pour nous.

« Vous savez pourquoi notre organisation s'appelle l'Enfer ? »
Claire s'allume une clope et la porte à sa bouche. A côté de moi, Sethi regarde par la fenêtre, agacé. Sa jambe tremble en rythme avec ce son pourri que nous crachent les enceintes éraillées. Il mate le serveur du bar, sans gêne, en vérifiant de temps à autres les réactions de Claire, à l'affut du moindre signe d'embarras.
« C'est en référence au Royaume d'Hadès, dans la mythologie grecque. Il ne faut pas y voir l'aspect négatif que prêtent les religions du Livre à ce lieu, mais plutôt une demeure souterraine où se regroupent les ombres. Or, c'est cela que Marc Rozia attend de vous : agir dans l'ombre et rester muets comme des tombes. 
- Je pensais que c'était comme un cri de guerre, pour faire peur à l'adversaire, lance Sethi sans même la regarder.
- Cher monsieur Sélim, répond Claire avec un grand sourire, votre perspicacité serait un atout précieux dans notre camp. J'ai bon espoir que vous saurez profiter de cette remarquable opportunité qui s'offre à vous... »

Sethi n'a pas accepté. Il a quitté Paris pour le Sud, où il travaille âprement dans la pénombre. Je laisse ma tête tomber entre mes mains et ferme les yeux, éreintée. Comme je m'y attendais, cette vieille peau d'Elisabeth voit d'un mauvais œil ma promotion au poste de Secrétaire de l'Enfer et ma désertion de la boutique. Elle craint que je ne sois un espion à l'intérieur de leur camp et va s'empresser d'avertir Charly. Heureusement, celui-ci est devenu difficile à contacter depuis que nos agents l'ont retrouvé à Nairobi et l'ont faire fuir je ne sais où, et, comme Nathan a disparu, le Clan des Antiquaires s'en trouve sévèrement désorganisé. Elisabeth le sait, elle sent qu'elle perd la main. Lorsqu'elle et le Trésorier tomberont, nous auront porté le coup de grâce à leur camp.
« Bonjour, mademoiselle... »
Je relève la tête, aperçoit un jeune homme séduisant sur le seuil de mon bureau. Il s'approche de moi, un large sourire collé aux lèvres, les pupilles bleues brillantes et lisses.
« Salut Eliott, excuse-moi, je suis débordée ces derniers jours, je somnolais à moitié.
- Pas de souci Maya, c'est le temps que tu t'habitues j'imagine...
- Ça doit être ça.
- J'ai appris la nouvelle, pour Thomas.
- Ah, oui... Ca n'a pas été une partie de plaisir, je l'ai eu au téléphone avant-hier et il n'a pas du tout apprécié d'être viré comme ça.
- On se demande tous comment c'est arrivé, il y a pas mal de rumeurs...
- Je ne peux rien dire, Eliott, désolée.
- Ok, pas de souci. Tu me files les dossiers ? »
J'ouvre un tiroir et en sort deux pochettes rouges. L'une est étiquetée « Robert Mahogany » et l'autre « Elisabeth Launay ». Eliott les attrape et les ouvre, feuillète les différents documents rassemblés, examine les photographies. Son sourire s'étire encore et encore, comme un élastique.
« Des vieux ? Vous voulez que je bute des vieux ? C'est une blague j'espère !
- Tu n'es pas sans savoir qu'il s'agit là de deux des fondateurs du Clan des Antiquaires. 
- J'ai compris, ouais, mais ils sont vieux quand même. Ma soeur et Thomas sont partis et je croyais que j'étais le-
- … le plus ancien agent de l'organisation, oui. Écoute Eliott, ce n'est pas que Marc Rozia ne te fait pas confiance, au contraire. On sait tous que tes méthodes sont remarquables et si on te refile ces dossiers, c'est parce qu'ils sont vraiment importants. Avec ça, le camp adverse risque de ne pas pouvoir se relever. »
Je sens qu'Eliott est sceptique, mais je m'attendais à cette éventualité. Il me reste donc une carte à jouer pour mieux le manipuler. Tandis que mes yeux s'aiguisent, je lui dis :
« Marc Rozia est disposé à te révéler tout ce qu'il sait sur ta soeur si tu les élimines l'un et l'autre avant dimanche soir. »