Altaïr
| Sujet: Fragment #24 – Vingt-quatre 16.10.09 19:56 | |
| Vendredi 16 octobre 2009 à Paris 00. La nuit est bien avancée, mais je me réveille en sursaut. Maman et Ben se crachent des insultes à la figure, juste là, derrière le mur. D'ici, je peux tout entendre. Les sarcasmes de maman et la fureur de Ben. Les cris et les coups. Je connais cette scène par cœur et je donnerais n'importe quoi pour qu'elle s'arrête enfin. L'oreiller sur ma tête. Je voudrais mourir étouffé. Et ne plus rien entendre. 01. Les cris se sont arrêtés. J'entends des soupirs et des grincements. Mes mains sont plaquées sur mes oreilles et je pense au collège, à mes amis, à mes cours de théâtre qui vont commencer demain. Je voudrais être n'importe où, mais pas ici à entendre ça. Il faut que je me fasse une raison : ma maman est jeune et belle, et ils font toujours ça après leurs crises. Ça ne durera pas longtemps. 02. Enfin, le silence. Je suis là, à écouter la nuit qui gèle autour de moi. Personne n'a mis le chauffage, et je grelotte sous la couette. Est-ce si compliqué ? Si ça continue, j'irai le mettre en marche moi-même ce weekend. Je baille. La fatigue est comme un masque sur mon visage, elle me tire la peau et brûle mes yeux. Pourquoi est-ce que le sommeil ne vient pas ? 03. Je ne sais pas si je dors. Tout est trouble. Je crois que je suis dans un demi-rêve. Mon corps est allongé dans le lit, mais impossible de dire si je suis à Paris ou à Barcelone. Dehors, j'entends quelqu'un rire et crier. Est-ce que quelqu'un va sortir pour voir ce qu'il se passe ? Où est Luis ? Où sont maman et Ben ? Est-ce que personne ne peut aller dehors et leur dire de se taire ? 04. Il fallait bien que je sorte. Pour voir de mes propres yeux. Je suis en pyjama et je tremble, il n'a jamais fait aussi froid l'été à Barcelone. Mes yeux se posent sur les pavés de la cour, Luis grille des sardines en silence. Je lui demande ce qu'il fait là, mais il ne répond pas et me montre la piscine. Mes yeux se tournent vers le bassin, et je sens mon coeur qui se met à battre en sourdine. 05. Voici la piscine sous les étoiles. Et maman nage nue dans l'eau glacée comme la mort. Elle est jeune, son corps est pareil à celui d'une adolescente. Avec elle, il y a un garçon, mais ce n'est pas Ben. D'ici, je n'aperçois que son dos et ses cheveux. Je m'approche en tremblant, ils ne semblent pas me voir. Pas à pas, je contourne le bassin. Les deux amants s'enlacent et s'embrassent. 06. Le temps s'écoule au ralenti. Chaque instant est une éternité. Il me semble que le bassin tout entier tourne en même temps que moi. Comme si le visage du garçon devait rester caché. Je voudrais courir, mais l'air est de plus en plus froid et je ne fais que ralentir. Soudain, je vois un miroir de l'autre côté de la piscine. J'y vois maman de dos, et le visage du garçon. 07. On me secoue, c'est Ben qui vient me réveiller. Vite, prendre le petit-déjeuner, courir dans la salle de bain où Nikki traîne en se coiffant, puis s'habiller, se chausser, vérifier le cartable et enfiler un manteau. Ben part à son travail et maman m'accompagne au collège. Elle est en retard et elle me dispute : je trottine dans la rue derrière elle, en colère, et refuse de l'embrasser. 08. Devant le portail, je retrouve Ninon, Lou et Axel. Ils me disent que j'ai l'air fatigué. Mme Condor et Ahmed ouvrent le portail, nous entrons dans la cour du collège. La journée me semble insurmontable et je voudrais que nous soyons déjà le soir pour profiter du weekend. Est-ce que le temps ne peut pas passer aussi vite que dans les rêves ? D'ailleurs, de quoi ai-je rêvé cette nuit ?... 09. Mme Bègue nous donne une flopée d'exercices pour lundi, puis nous courons retrouver M. Lang. Il nous rend le contrôle de la dernière fois et s'énerve après Ninon qui a encore oublié son livre. Son sceptre jaillit de sous le bureau, tournoie en l'air, des postillons s'écrasent un peu partout. Moi je reçois un vingt sur vingt. Il me félicite et les autres élèves me regardent avec dédain. 10. Dans la cour de récréation, Ninon et moi retrouvons Lou et Axel, et Lauren et Yann. Ce soir, nous nous commencerons les cours de théâtre avec l'atelier débutant de la Troupe de Pan. Je suis impatient, car je n'en ai pas fait depuis deux ans, et je me souviens que j'aimais ça avant mon redoublement. Après quoi, Lou nous invite chez elle pour faire la fête. J'espère que maman voudra. 11. Cours d'histoire-géographie avec Mme Velin. Je sens mes paupières se fermer. Ce weekend, c'est promis, il faut que je récupère mes heures de sommeil en retard. Quitte à passer mon temps à dormir. Dormir... Mme Velin est plantée devant moi, je me redresse, la joue écrasée contre le cahier. Tout le monde rigole autour de moi. Même Ninon. Je voudrais disparaître d'ici et ne plus revenir. 12. Nous mangeons tous les quatre. Ninon, Yann, Lauren et moi. Axel et Lou ne viennent jamais à la cantine, ils restent avec leurs parents. Parfois, je les envie, et le reste du temps, j'oublie. J'oublie que ma vie n'est pas facile à cause de maman qui est si jeune. Après tout, ce n'est pas de sa faute. Il ne faut pas que je sois en colère. Je souris. Lauren dit que j'ai l'air stupide. Ninon et Yann rigolent. 13. Fou rire avec Ninon en cours de SVT. M. Pichon a vraiment l'air bête derrière son bureau. Boris, un garçon stupide qui est mon voisin de table en cours de français, lance des boulettes sur le prof dès qu'il a le dos tourné. C'est idiot, je sais bien, mais M. Pichon ne comprend rien à rien et s'acharne sur une fille qui n'a rien fait, et qu'il croit coupable. Va-t-il lâcher sur nous ses fameux cloportes ? 14. Deux heures de français avec Mlle Bigot. Je baille à peine le cours commencé. Boris et les deux bécasses de devant n'arrêtent pas de papoter et de glousser, et Ninon et Yann s'amusent de l'autre côté de la classe. Je voudrais être avec eux, et puis je me dis que Ninon préfère sans doute être seule avec lui. J'essaye de ne pas y penser, et je rêve du cours de théâtre de ce soir. 15. Allez Enki, courage. Le cours est presque fini. Déjà les élèves impatients commencent à ranger leurs affaires, et la prof nous menace de ne pas nous lâcher à l'heure si nous n'écoutons pas jusqu'au bout. J'ai reçu un vingt sur vingt en dictée et Boris m'a « traité » d'intello. Je ne réponds rien, mais on dirait que les autres commencent à comprendre. Il était temps. 16. Récréation. Nous nous retrouvons encore tous les six, Ninon, Lou, Axel, Yann, Lauren et moi. Nous parlons de la soirée chez Lou, et Lauren fait la tête car elle n'est pas invitée. Je voudrais plaider en sa faveur, car j'aimerais beaucoup qu'elle soit là, même si elle me déteste. Évidemment, je ne dis rien, et nous retournons en cours comme si de rien n'était. 17. Dernier cours de la journée. Mme Schneider est penchée sur mon épaule et me regarde colorier la maison. Elle passe plus de temps avec moi qu'avec les autres, je crois qu'elle me trouve doué. Elle me conseille de peaufiner la piscine. Elle dit que c'est important. Je dois travailler les couleurs de l'eau, et ne pas y mettre que du bleu. Elle dit que l'eau n'a pas de couleur en soi. C'est vrai. 18. En sortant du collège, il me reste un peu de temps avant d'aller au cours de théâtre. J'en profite pour passer voir maman à son salon, parce que ce n'est pas très loin que je veux lui dire que je l'aime. Steve me dit qu'elle est occupée avec une permanente et m'accompagne vers elle. Il accepte de la remplacer pour qu'elle passe un peu de temps avec moi. Dehors, en fumant, elle me dit qu'elle est enceinte et que j'aurai bientôt un petit frère. Je regarde son ventre et j'en oublie de lui dire ce pour quoi je suis venu. 19. Je retrouve les autres devant la salle de théâtre au collège. Nous sommes une douzaine en tout. Le prof, qui fait partie de la Troupe de Pan, arrive, il doit avoir l'âge de maman, peut-être un peu plus. Il se présente, il s'appelle Mickael Ackermann. Nous nous installons en cercles et nous nous présentons aussi. Je m'appelle Enki Escobar, et j'ai douze ans et demi. 20. Mickael nous propose un exercice : chacun notre tour, nous devons nous asseoir sur une chaise devant les autres et raconter avec neutralité un rêve que l'on a fait récemment. Je me souviens de celui de cette nuit, tout à coup. Je me souviens du visage du garçon. Il avait les cheveux châtains, un visage fin, un dos long et cambré. Il avait mes yeux, aussi. Parce que c'était moi. 21. Ninon, Axel, Yann et moi allons chez Lou, surexcités. Maman m'a donné la permission, évidemment, et je suis tellement content que j'en oublie de penser à tout le reste, à tout ce qui ne va pas. Je vais avoir un petit frère, bon sang, un petit frère ! Je me demande comment il va s'appeler. Peut-être que Ben et maman ont déjà une idée... 22. Nous sommes devant la télé, tous les cinq. Quel bonheur d'être là avec ses amis, de ne penser qu'à eux ! Nous zappons les clips débiles qui s'enchaînent sur MTV, nous chantons, nous sautons dans tous les sens. Le cours de théâtre était tellement bien que nous ne parlons plus que de ça, il nous tarde d'être vendredi prochain. Je voudrais que cette soirée ne s'arrête jamais. 23. Pas de nouvelles de maman ni de Ben. Le téléphone ne répond pas chez nous. Tous les autres sont déjà rentrés, il ne reste plus que moi et la maman de Lou est inquiète. Je me mords les joues. Peut-être qu'ils sont au cinéma ? Le papa de Lou propose de me raccompagner, puisque j'ai les clés. Je dis au revoir à Lou et à sa maman, et monte dans la voiture. J'ai un mauvais pressentiment. | |
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