Fragment #26 – Repas de famille

Le repas de famille est un peu triste aujourd'hui, à cause de ce qui est arrivé à maman. Annoncer la venue d'un bébé quand le père s'en va en mettant le feu à l'appartement, ça n'est pas une partie de plaisir. Du coup, entre les yeux rougis de l'une et les silences gênés de tous les autres, entre le froid, les cendres et les forces paralysantes du dimanche, l'ambiance est un peu morose. Seule tante Macha a l'air sereine, souriant en coin au milieu de toutes les têtes d'enterrement, et Bem, le fiancé de Nikki, rigole toujours pour un rien.
Moi, je m'en fiche. Je crois que je me détache de plus en plus. Je l'ai senti déjà dans la nuit de vendredi à samedi. Peut-être que ça couvait déjà avant. Il me semble que je n'ai plus rien à voir avec cette famille, que j'évolue ici comme un fantôme hante un château où il n'a pas vécu. Je ne suis pas apparu au bon endroit, sans doute. Dieu s'est peut-être trompé. Je regarde mamie et son père, qui sont sourds comme des pots et ne parlent pas car ils n'ont rien d'intéressant à dire, tante Macha qui se moque de la douleur des autres, maman qui pleure sa vie ratée à vingt huit ans, et tante Nikki et son fiancé stupide qui ne seront jamais adultes. Nous mangeons tous ensemble des pommes dauphines avec des haricots et du poulet. C'est notre plat traditionnel du dimanche, et il est impossible d'y échapper. Parfois je comprends que Ben se soit enfui. Il serait devenu fou ici, à terme. Est-ce que moi aussi je vais devoir m'envoler ?
Non, bien sûr que non. Maman serait très malheureuse. J'essaye de me convaincre du fait que maman serait très malheureuse. Mais je n'en suis pas certain. Peut-être que ça coulerait sur elle comme de l'eau. Et le petit frère ? Il faut au moins rester pour le petit frère. Je ne peux pas fuguer comme tous ces gosses à la télé, et laisser le bébé derrière moi. Il aura besoin de moi au milieu de tous ces dingues. Il sera peut-être mon seul ami, malgré les années d'écart.
On peut toujours espérer.