Fragment #31 - Conseils d'adulte

Adva n'était pas en classe aujourd’hui, et je n'ai pas cessé de penser à elle, et à son secret. Ninon, Lou et Axel pensent que je ne les aime plus et que je veux les remplacer par ma « nouvelle amie ». Ils disent qu'ils sont inquiets pour moi, et je trouve ça un peu agaçant. Non, je ne la préfère pas à eux, et oui, ils sont toujours mes meilleurs amis. Pourquoi faut-il toujours préciser les choses les plus évidentes et laisser de côté tout ce qu'il y a de subtil et de plus important ?

Nous nous rendons tous ensemble au cours de théâtre après une dure journée de cours. Mickael est assis sur la scène, en tailleur, et nous invite à le rejoindre. Toute la petite troupe s'installe en cercle avec lui, et se regarde dans le blanc des yeux. Je fixe Mickael, son sourire serein, son regard profond et apaisant à la fois. Quand il tourne la tête vers moi, j'essaye de soutenir la pression de ses yeux, mais je rougis malgré moi et me détourne vivement.
« Bien, dit-il d'une voix tranquille, nous allons faire plusieurs petits exercices, un peu comme la semaine dernière.
- On ne va pas faire de théâtre ? demande Lou avec innocence. »
Mickael se tourne vers elle en souriant, amusé.
« Qu'est-ce que c'est le théâtre, pour toi Lou ? 
- Heu... fait-elle en rougissant, je sais pas, c'est quand on apprend un texte et qu'on le joue devant des gens. Comme un spectacle.
- Ok, c'est vrai, mais avant d'en arriver là, il faut beaucoup travailler. Et c'est ce qu'on va faire pendant plusieurs mois avant de se lancer dans la préparation d'un spectacle. C'est aussi ça, le théâtre.
- Oh, répond Lou, l'air déçu. 
- Nous allons marcher dans la salle et tenter d'occuper tout l'espace, lance Mickael sans se formaliser. »
Il se lève et nous le suivons, paresseux et inquiets, et le voilà qui commence à déambuler. Peu à peu nous l'imitons, mal à l'aise. Je ne sais pas si je suis le seul comme ça, ou si les autres ressentent la même gêne, la même sensation d'être ridicules.
« Nous ne marchons ni trop vite ni trop lentement, poursuit Mickael. Notre allure doit être uniforme, sans accélération, ni ralenti. Les bras le long du corps, le regard droit devant. Ni raides ni avachis. On respire correctement, avec la poitrine, pas avec le ventre. Je veux entendre vos souffles. »
La salle, bientôt, est peuplée de soupirs et d'inspirations.
« Occupez tous l'espace. Il y a de la place pour tout le monde, ne vous collez pas les uns aux autres. Soyez à l'écoute des autres. »
Je me sens tellement bête, je voudrais être loin d'ici. Pourquoi est-ce qu'il nous fait faire ça ? Quand j'étais en CM1, le théâtre c'était autre chose, on avait préparé une pièce très belle et on l'avait jouée devant tout le monde. Les gens avaient dit que je jouais très bien.
« Enki, détend toi. Marche avec naturel. »
Je n'y arrive pas. Je ne sais pas ce que c'est, « être naturel ». Je ne connais pas ma démarche, celle qui m'est propre. Je sens mes jambes et les regards des autres, je vois bien qu'ils me suivent des yeux et pensent à ma façon de me mouvoir, je sais qu'ils me trouvent bizarres, et qu'ils se moquent de moi. Je voudrais que la chaleur sorte de mon visage, je voudrais disparaître loin d'ici.
« Tu as dû mal à être toi-même, hein ? »
Tous les autres sont sortis. Il est tard. Mickael m'a demandé de rester pour me toucher deux mots.
« Non non, je réponds, ça va. »
Il me regarde. Ses yeux me gênent et je voudrais qu'il arrête. Je sens des bouffées de feu embraser mes joues et mon front. Est-ce qu'il va faire ça encore longtemps ?
« Écoute, il me dit, tu as l'air drôlement intelligent pour ton âge. On te l'a déjà dit ? »
Je hausse les épaules.
« Ok, je vois, continue-t-il en riant un peu, pas de problème. Je ne sais pas si c'est une chose bonne à dire ou non.
- Trop tard, vous l'avez dit quand même. Et ce n'est pas vrai.
- Tu peux me dire tu. Je ne suis pas ton prof. Et c'est loin d'être faux, et je pense que tu le sais. »
Une fois encore, je hausse les épaules.
« Dis-moi Enki, je peux te donner un conseil ?
- Oui, je réponds (que pouvais-je dire à part « oui » ?).
- Sers-toi de ton intelligence pour comprendre le monde extérieur. Tourne-toi vers les autres et non vers toi-même. Comprend-les, même quand eux ne te comprennent pas.
- Pourquoi vous me dites ça ?
- Parce que... j'aurais aimé qu'on me détourne de moi-même, quand j'étais plus jeune. J'ai dû apprendre à regarder les autres tout seul, et tard. J'aurais aimé qu'on me dise ce que je viens de te dire pour me construire autrement, pour être moins auto-centré. Tu comprends ?
- Oui, je réponds. Mais peut-être que, quand j'aurai votre âge, je souhaiterai qu'on m'ait incité à me tourner plus vers moi que vers les autres.
- Alors on se reverra dans dix ou quinze ans, et on en reparlera, finit-il avec un large sourire. Bonne soirée Enki. A la semaine prochaine. »