Fragment #42 - Plus que parfait

Le réveil sonne et me tire du sommeil profond. C'est Bad Romance, de Lady Gaga. Hier matin, je me suis dit : « pense à couper ton réveil pour faire la grasse matinée demain ». Et puis j'ai oublié. Parfois, on devrait cesser de toujours tout remettre à plus tard. Parce qu'il n'y a peut-être rien de pire que de se lever à huit heures un dimanche matin.
Mes yeux s'ouvrent peu à peu. C'est un jour d'automne comme tant d'autres. A côté de mon lit, Eugénie Grandet est posée sur la table de chevet. La carte de l'étoile me sert de marque pages.
Je me lève et m'étire. Mes pieds font craquer le parquet capricieux. Lentement, je m'approche de la fenêtre et ouvre le volet électrique. Mes mains se posent sur le radiateur brûlant et je regarde mes doigts rougir doucement, tandis que la lumière grise entre dans ma chambre. Dehors, le ciel est couleur de perle, mouillé, et je souris bêtement. Je suis là, à l'intérieur, loin du froid et de l'humidité. Je crois que je suis vraiment bien ici.
La maison s'éveille peu à peu. Je descends les escaliers pour rejoindre les autres dans la cuisine. Florian prépare le café en écoutant France Info. Il a acheté de la brioche et Maura en donne à Léa, ma demi-soeur âgée de quatre ans, qui fait la difficile. Je vois bien que Maura est excédée, parce que Léa n'est pas sa fille et qu'elle ne l'écoute jamais. Maura va bientôt se marier avec Florian, elle voudrait se sentir à sa place. Mais il y a Léa, et moi, et la distance. Elle ne peut pas venir à Paris tous les jours, à cause de son travail. Elle ne peut pas non plus tout quitter comme ça. J'aime beaucoup Maura. Et je crois que Florian l'aime à l'infini.
Julian, le premier frère de mon père, relit ses cours pour préparer un exposé. Il fait des études de lettres à l'université, et il écrit un livre. Sa femme, Lola, va essayer de le faire publier, parce qu'elle travaille dans une maison d'édition et qu'elle a quelques relations. Son ventre à elle s'arrondit de jours en jours. Leur fille Kokhavah -étoile, en hébreu- regarde la télévision dans le salon. Léa gigote sur sa chaise en boudant, elle veut aller la rejoindre. Maura lance à Florian un regard de détresse mêlée de colère.
« Finis ta brioche, ma puce, dit mon père pour calmer la tension entre sa fille et sa fiancée. Tu iras regarder la télé avec ta cousine après... »
Je m'assieds à côté de mon oncle Julian et penche ma tête sur ses cours qui m'intriguent. Lola me demande si je veux du lait et j'acquiesce avec un sourire poli. Elle s'empresse de m'en préparer. Julian la regarde et me dit :
« Elle est parfaite ma Lola, pas vrai ? »
J'acquiesce à nouveau, en rougissant. Julian ôte ses lunettes et se frotte les yeux. Il veut être major de sa promotion, alors il doit travailler énormément, d'autant que son emploi dans la boutique d'antiquités de l'Île Saint-Louis lui prend beaucoup de temps.
Florian s'installe en face de moi. Il me sourit, l'air crispé. Il voudrait me demander si je vais bien. Il me le demande souvent. Nous ne parlons jamais, tous les deux, mais je réponds toujours : « oui oui, ça va ». Il est vrai que je suis bien mieux ici que dans la famille où j'ai grandi. C'est un peu comme un nouveau départ.
Lola verse le lait chocolaté dans un bol et le dépose devant moi. Je lui dis merci et me coupe une tranche de brioche, que je tartine de confiture à la mirabelle. Il me semble n'avoir jamais rien mangé d'aussi bon. C'est un moment plus-que-parfait.
Soudain, on entend claquer la porte d'entrée. C'est Lilian, le deuxième frère de mon père, qui rentre de soirée, l'air exténué. Il entre dans la cuisine et nous salue, s'assied à côté de Léa et enfouit sa tête dans ses bras posés sur la table.
« Dure soirée ? demande Julian.
- Sans commentaires, il répond. »
Lilian est homosexuel. Il est étudiant en école d'infirmier, parce qu'il n'a pas réussi le concours de médecine. Parfois, il travaille chez une amie à lui qui est fleuriste pour se faire un peu d'argent, et il dépense tout en soirée avec ses amis.
Florian n'aime pas la façon dont Lilian gère sa vie. Il paraît qu'il ne voulait pas de lui dans la maison quand il est arrivé, un peu avant moi. Mais la maison appartient aux trois frères, alors Lilian fait ce qu'il veut. Moi je suis plutôt content qu'il habite avec nous.
« Bon, je vais dormir.
- Si tu as besoin d'aide pour tes cours, dis-le moi, lui lance Maura, je repars ce soir. »
Maura est infirmière. C'est elle qui a conseillé à Lilian de s'inscrire dans une école, de ne pas baisser les bras. Elle a rencontré mon père dans l'hôpital où elle travaille, à Dijon, quand il était encore informaticien. Maintenant, Florian a monté sa propre entreprise. Il fait des sites pour les gens, sur demande. Avec lui, c'est difficile d'en savoir plus ; nous ne parlons jamais.
« Ca va Enki ? il me demande.
- Oui, oui, ça va bien, je réponds. »
Bien est un faible mot, en réalité.
J'aime ces gens. J'aime être parmi eux. Je pourrais me contenter de les observer indéfiniment sans jamais me lasser. Car ici, la vie est un spectacle fascinant, et je suis aux premières loges.
Je prie ces dieux en lesquels je ne crois pas pour ne jamais quitter mon nouveau foyer.
Je crois que je suis vraiment bien ici.