Fragment #31 - Milk-shake

Je préfère le coin non fumeur. Je respire mieux et ça me donne surtout moins envie de reprendre. J'ai eu envie ces dernières semaines de me remettre à la cigarette, de libérer à nouveau ce poison dans mes veines, dans mes poumons. Mais non. Je n'ai pas cédé. Je n'ai plus fumé depuis la terminale, où comme quasiment tout le monde, je grillais une clope comme d'autres avalent des pastilles à la menthe. Mais je n'aime pas la menthe. Ca fait mal au coeur. Mes yeux suivent un poisson clown. Il navigue dans les eaux tranquilles de l'aquarium qui se trouve au centre de la table faite de bambous, où nous sommes assis. Cette table est unique au Tam-Tam. Le poisson clown capte toute mon attention depuis plusieurs minutes quand soudain la voix de Claire m'interpelle.
« Tu vas suivre Nemo longtemps comme ça ? On est là, nous. »
Je souffle un bref pardon et relève la tête vers mes compagnons de soirée. Deux filles. L'une m'aime par le lien du sang. L'autre m'aime tout court. L'une fait partie intégrale de ma vie. L'autre veut en faire partie. Malgré ce que je lui ai fait. Agnès et son regard toujours aussi doux avec moi.
« Je ne comprends pas pourquoi tu es là. J'ai été dégueulasse avec toi.
- Je l'ai voulu c'est tout. C'est un peu ça l'amitié non ? »
Qu'Agnès emploie ce terme d'amitié a quelque chose de réconfortant. Je ne veux pas plus que ça pour l'instant et on dirait bien quelle l’a compris. Elle m'a appelé l'autre jour après qu'une connaissance lui ait raconté comment Suzanne m'avait abandonné, même après ce que j'avais fait. Elle n'aime pas beaucoup Sofia. Mais elle aime encore moins Suzanne désormais. Je ne sais pas ce que je ressens pour Suzanne. Je n'ai pas toujours été « facile » avec elle. Mais lors de notre dernière discussion qui eut lieu quelques jours après mon retour de l'hôpital, j'ai été déçu. Suzanne ne m'aimait pas. Elle fantasmait sur un Damien qui n'était pas moi. Elle voulait un Damien qui n'existait qu'avec Sofia. Et force était de constater qu'elle n'avait rien de Sofia. La beauté et les études ne font pas tout. Elle ne m'a pas laissé parler et a fait preuve d'un grand égoïsme. Aucune pitié. Elle ne veut plus me voir. Moi non plus. Je peux essayer d'oublier. Pour de bon. De son côté, Agnès ne m'en veut pas. Ou peu. A la différence de Suzanne, elle a compris que c'était mieux ainsi, que je lui avais épargné bien d'autres souffrances. Claire et elle rigolent bien. L'installation de ma soeur à l'appartement est un peu chaotique mais ça ne se passe pas trop mal. L'appartement est assez grand pour deux. La deuxième chambre que je n'utilisais pas et qui servait de débarras lui a été attribuée. Elle n'amène pas grand chose. Juste ses vêtements et son Mac Book.
« Heho !! On est là !! »
Mon esprit était encore parti à la poursuite de Nemo et de ses couleurs vives.
« Je suis désolé les filles. C'est que je suis un peu dans la lune.
- Tu es pourtant clean là. Quelle fillette.
- Je sais, je sais. Mais bon voilà, le lait ça ne m’aide pas à me concentrer. J'ai l'impression d'être un enfant.
- Un gros bébé. »
Le courant passe entre elles. Elles commentent à deux quelques uns de mes exploits et aussi ma nature tête en l'air lorsque je suis un peu trop dans ma bulle. Je prends la paille de mon milk-shake entre mes lèvres et aspire le liquide épais. Le sevrage est dur mais j'ai décidé d'arrêter l'alcool définitivement. Claire me surveille maintenant qu'elle vit à l'appartement.
« Damien, je suis prête à t'aider aussi, tu sais. Ca ne va pas être facile pour toi et pour nous non plus. Mais ta sœur et moi, on t'aime. Alors on fera ce qu'il faudra pour que ça aille. Ok? »
Un timide oui se dessine sur mes lèvres. La main d'Agnès rejoint la mienne sur la table. Claire observe ce geste. J'ai la très nette impression qu'elle n'approuve pas. Pour elle, Sofia est la seule à avoir le droit à tant de familiarité avec moi. Ses yeux plongent dans les miens. A toi aussi petite sœur, elle te manque. Tu n'as pas idée pour moi. Aucune étreinte ne saurait combler le vide de son absence.
« Tu reprends le travail demain ?
- Oui. Mon grand retour. Je vais faire la connaissance de mon remplaçant.
- Ah bon ? Tu sais quoi de lui ?
- Juste que c'est un type d'origine anglaise. On verra bien. »
Je verrai bien. Demain.