Fragment #40 - What's Up, Doc?

« Avez-vous consommé de l'alcool récemment?
- Oui. Mais pas excessivement. Un verre ou deux.
- C'est suffisant. Mélangé aux antidépresseurs et aux calmants que vous avez pris ces dernières semaines, il a suffit d'un verre de trop et aussi, sous l'effet d'un fort stress, pour que vos vaisseaux sanguins s'abîment. Si vous voulez, les médicaments que vous prenez, agissent aussi un peu comme des fluidifiants sanguins... »
J'écoute à moitié ce qu'il dit. Julie, assise sur la chaise à côté de moi, boit les paroles du médecin. Mon esprit vagabonde et s'égare sur le mobilier et la décoration de la pièce. Je n'avais jamais été chez ce médecin, le dernier vu étant celui des urgences. Un des murs du cabinet est recouvert de diplômes et de reproductions de planches anatomiques. Toutes sous verre, ces planches ressemblent plus à des cartes aux trésors à mes yeux. Le médecin est un aventurier qui cherche ce que peut bien cacher cette carte. Sur un autre mur, des photos d'enfants, certainement ceux du docteur. Sur le mur où il y a la table d'auscultation, la tapisserie est recouverte d'affiches promouvant les mérites de tel ou tel médicament. La nécessité de se faire vacciner contre l'hépatite C, contre la grippe, etc. Le corps humain est devenu fragile. Et cette fragilité nous coûte cher. Je reviens à moi lorsque Julie me plante son coude dans les côtes.
« Quoi ?
- Arrête de rêver et écoute ce qu'il te dit.
- Je sais que je devais faire attention. C'est tout »
La consultation finie, je signe un chèque de vingt deux euro et m'en vais. Résultat, d'autres médicaments pour contrer les effets de tel autre médicament. Mais à l'instant, ce qui m'inquiète le plus, c'est Julie. Elle n'a pas dit un mot depuis que l'on est sorti du cabinet du médecin. Elle marche en regardant ses pieds, le regard pensif. Alors que nous attendons pour traverser la rue à un passage piéton, je décide de rompre le silence.
« Tu veux parler de quelque chose ? Tu veux savoir pourquoi je prenais tous ces médicaments ?
- Non, non, non. C'est trop personnel. Je ne me permettrais pas de te demander pourquoi. »
Julie n'a toujours pas relevé les yeux. Nous traversons la rue, et commençons à nous abriter sous les arbres qui bordent l'avenue de la République. La pluie n'est pas forte mais froide. Julie s'arrête net.
« Parle moi Damien. Je ne voulais pas te le demander, mais là, je ne peux pas faire autrement. Parle moi de toi. Dis moi pourquoi tout ces médicaments ? Pourquoi t'es toujours aussi triste ? Pourquoi... »
J'avais vu juste. Je redoutais un peu ce moment. Le moment où ce qu'il y a entre nous devient plus que du sexe. Je repense à la Julie du Network, son obscénité, son désir à l'état brut. Puis je la regarde, les fines gouttes de pluie se fondant aux larmes qui ruissellent de ses yeux d'un bleu royal. Sur son visage se lit la sincérité de ses sentiments. Elle ne triche pas. Elle s'attache à moi.
« Je ne suis pas triste. Je ne le suis pas parce que je ne suis pas heureux non plus. Ni l'un. Ni l'autre. Il m'est incapable de ressentir quoi que ce soit pour l'instant. Ni amour, ni haine. Je suis vide. Je suis vide depuis qu'elle est partie, depuis que Sofia m'a abandonné. J'ai mal à longueur de journée, mes chairs souffrent chaque jour un peu plus de l'impossibilité de la serrer dans mes bras. Mon esprit s'isole de plus en plus dans les souvenirs. J'essaie de tenir pour ma sœur. J'essaie de ne pas anéantir les gens qui m'entourent. J'essaie de survivre. Et ça me fait mal. »
Julie me regarde, stupéfaite. Un mélange de peur et de fascination imprègne son regard. Un long silence s'installe. Je m'affaisse sur un banc tout proche, épuisé par mes mots. Mais une étrange sensation commence à parcourir mon corps. Quelque chose change. Comme si la tension en moi retombait un peu. Comme si l'acide se diluait dans mes veines et devenait supportable. Je comprends pourquoi, durant ce long silence. Quelques larmes accompagnent cette délivrance. Car oui, c'est une délivrance. J'ai enfin su parler. J'ai enfin noué le dialogue avec quelqu'un. J'ai enfin parlé de ma souffrance. Après ce silence, je m'attends à ce que Julie fuie. Mais elle est là devant moi. Elle s'approche de moi, puis passe ses bras autour de mon cou. Encore assis, ma tête repose sur son ventre. Je sens la chaleur irradier de sous ses vêtements. Je suis bien là. Contre elle. Je ferme les yeux et me pelotonne encore un peu plus contre Julie.
« Viens Damien. On rentre. On va parler tranquillement de tout ça »
J'ouvre les yeux. Il pleut toujours, et le visage de Julie est trempé, mais elle me sourit. Elle s'éloigne un peu de moi, me tend la main.
« Alors ? Tu viens ? »
Ma main se réfugie dans la sienne.
« Ok. Rentrons parler un peu. »