Fragment #45 - Autour de la table

Ma fourchette glisse sur le fond de mon assiette, produisant un bruit des plus désagréables. Tout le monde relève la tête, l'air agacé.
« Pardon. »
Depuis plusieurs minutes, c'est le seul mot prononcé autour de la table de la cuisine. Ma mère nous a servi silencieusement, mon père n'a pas décroché un mot et Claire est d'un calme effrayant. Les événements des dernières semaines continuent à répandre leur aura néfaste. Je me sens plus que jamais, coupable de tout cela. Les bruits de mastication sont amplifiés par le silence qui s'est étendu jusqu'à la télévision qui reste muette. Aucun disque dans la platine, le poste de radio rangé, la lumière allumée et les rideaux à moitié tirés. J'ai l'impression d'être à l'intérieur d'une maison où l'activité principale est de se cacher à la vue du monde. Personne ne saurait dire qu'il y a vie ici. Aucun bruit. Sauf encore une fois le bruit de la fourchette qui dérape dans un grand bruit strident au fond de mon assiette.
« Tu le fais exprès ou quoi, putain!
- Claire, ne parle pas comme ça.
- Excusez-moi. Je ne l'ai pas fait exprès. »
Claire essaie de renouer un contact en agissant ainsi. Je le sais. Même si c'est en créant un conflit. A l'appart, nous nous croisons à peine, elle passant son temps à bosser dans sa chambre, et moi passant souvent le mien en dehors. Je passe énormément de temps au labo, à faire mes tirages mais aussi, à réfléchir. A m'isoler. Parce que c'est devenu difficile. Difficile de rester seul une minute, entre Sean ne me laissant pas un instant et Julie, qui pose de plus en plus de questions. Difficile de ne pas craquer non plus. A chaque ligne du carnet de Sofia, je suis confronté à ses douleurs, ses peines, ses angoisses, sans pour autant avoir aucun indice sur ce qui a causé son départ. J'aurais du ne pas suivre ses instructions au début. J'aurais du me lancer à sa poursuite dés le début. Mais je me souviens à quel point j'avais été incapable d'agir, de faire quoi que ce soit.
A la fin du repas, je laisse les autres au salon et part faire un tour dans mon ancienne chambre. Claire n'y a quasiment rien changé. Elle a utilisé ma chambre plus que se l'approprier. Sur les murs, il y a toujours mes photos de moi ado, des tirages de mes photographes favoris, ou encore de groupes de musique de cette époque. Seul le bureau a été réaménagé. Claire y a laissé de nombreux cahiers et classeurs contenant certainement ses cours du lycée. Je reste contempler les murs de ma chambre un long moment. Cela a été dur de quitter ce confort au début. Et puis quand je me suis mis à travailler, il y a eu mon appart, resté peu de temps vide, Sofia m'y rejoignant. Je reste plongé dans mes pensées et ne remarque pas tout de suite Claire. Je me tourne vers elle et une impression de déjà-vu me saisit. Claire est dans l'encadrement de la porte, attendant que je la laisse entrer comme à l'appartement. Je ne dis rien. Elle s'approche du bureau et ouvre plusieurs de ses classeurs. Je l'entends murmurer quelque chose et puis elle s'arrête d'un coup.
« La voilà. J'aurais voulu te la donner autrement mais voilà. C'est tout. »
Elle me tend une photo abîmée par la colle, par l'usure, un peu comme si on l'avait trop regardé. Claire sourit dessus. Et Sofia aussi. Dans les bras l'une de l'autre. Je me souviens. Son anniversaire à Claire. L’année dernière. Ses dix sept ans. Deux sœurs séparées de peu.
Trois ans seulement.
« J'ai pas voulu tout ça Dam. Je suis désolée. Vraiment. »
Instinctivement, je la serre dans mes bras et je sens les siens m'entourer solidement.
« Pas grave. Je ne t'en veux pas. Excuse moi d'avoir été méchant.
- Une vraie saloperie ouais.
- Mais ! »
Elle rigole tout en continuant à me serrer dans ses bras. Je sais que ce qui va suivre va lui faire du mal.
« Moi aussi, je vais partir. Je reviendrai. Mais il faut que je parte aussi. Juste un peu. »