Fragment #57 – Observer

Observer. Se faire petit. Etre photographe, c'est souvent ça. Savoir se faire oublier. Observer pour déclencher au bon moment. Sauf que là, je n'ai techniquement rien à photographier. C'est juste une réunion, à l'appartement de Laura. Les acteurs et les techniciens réunis. Plus de monde, plus de raisons d'être mal à l'aise. Je ne me suis pas retrouvé entouré par autant de personnes depuis la fac. Je suis arrivé sans Jé, qui depuis mercredi m'évite. Il parle tranquillement avec Lucie qui n'arrête pas une minute de gesticuler. Les acteurs sont dans leur coin. L'équipe technique est dans le sien. La réunion en elle-même n'a pas encore commencé. Apparemment, il manque quelqu'un. Simon et Laura se sont isolés dans la cuisine. Je reste debout à côté d'une fenêtre entrouverte, respirant un air un peu moins chargé de fumée. Je me demande ce que je fais ici. Paris, ce tournage, ces gens. Je suis perdu. Cette ville est une épreuve pour moi. Des indices semés dans le carnet de Sofia m'ont mené ici. Et puis, il y a eu ce mail étrange de Jérôme.
La sonnette de l'appartement retentit. Simon surgit de la cuisine et va dans la petite entrée. Laura rentre dans le salon. Pendant un court instant, le silence tombe. Les groupes se mélangent un peu. Juste assez pour faire croire que les acteurs en ont quelques choses à faire des techniciens. Simon fait son entrée dans le salon, en train de remettre son écharpe pour la énième fois. Un jeune homme le suit. Simon lui présente les techniciens. Il nous regarde à peine. Un acteur... Il s'appelle Julian. Les discussions reprennent, chaque équipe séparée. De ma place, j'observe le dernier arrivé. Il est beau gosse et il le sait. Visage parfaitement dessiné, peau sans imperfection, corps fin. L'image qu'il me renvoie de moi-même n'est pas top. Un cadavre vivant. Par réflexe, je vérifie que ma manche cache bien ma cicatrice. Jé et Lucie, désormais inséparables, commencent à discuter avec lui. Il a l'air d'être ennuyé plus qu'autre chose. Laura le rejoint. Mon intérêt pour lui grandit. Ils ont l'air de se connaître. Ils parlent du frère de Laura. Un certain Alex.
Le silence se fait alors que l'assistant réalisateur, Christophe, prend la parole.
« S'il vous plaît, silence ! Bon, donc, j'ai enfin terminé le planning et je dois dire que c'était pas facile. Je vais vous faire un petit briefing sur le déroulement de ce tournage, alors je vous demande de tous bien écouter, merci. On a peut-être un peu traîné pour la pré-production mais je vous assure qu'on a pas chômé Laura et moi, donc ça serait cool de respecter notre travail. »
C'est moi, ou est-ce que sa voix casse les oreilles de tout le monde? Certes. Il continue.
« Et puis, on va utiliser du matos de pro.
- Et des acteurs pro! »
Un des acteurs dont je n'ai pas retenu le nom s'est cru assez malin pour lancer ça à voix haute.
« Certes, réplique Christophe, merci de ton intervention Romain, très utile. Bref, je continue. Chaque jour, je vous donnerai une feuille de service pour le lendemain -je vous fais passer celle-ci pour lundi, en plus du planning des scènes- avec des indications d'horaires, de lieux, de matériel, de costumes, d'accessoires, de météo -on sait jamais, fait pas cette tête Simon-, et les numéros de téléphone essentiels. Fabien sera là pour la régie, hein Laura ? Faut pas qu'il nous fasse faux bond.
- Il sera là, t'inquiète. »
Chacun regarde sans trop de convictions le polycopié qu'on lui a remit. Je ne m'y attarde pas vraiment. Du coin de l'œil, je surveille les autres. Le brouhaha remonte tout doucement. J'en profite pour remettre mon manteau et m'éclipser. Au moment où je referme la porte, quelqu'un m'en empêche. J'espère un court instant que c'est Laura, mais non. Jé.
« Tu vas où?
- A l'appart'. Pourquoi ? tu veux me foutre dehors ?
- Non. Je voulais juste savoir.
- Ok. Je peux y aller, papa ? »
Je claque la porte à son nez. Putain de merde. Qu'est-ce que je fous là ?