Fragment #46 - Je suis Deux

Julian m’évite depuis mercredi. Depuis que je lui ai appris ton existence, petit être mystérieux. Mais qui es-tu pour venir chambouler nos vies ? Pour venir gâcher tout ce qu’on a tellement eu de mal à construire ? Parfois, j’essaye d’oublier que tu existes, j’essaye de faire comme si ma seule préoccupation était encore l’attente de mes résultats aux partiels. Je joue à « la fille normale de 20 ans », je joue à être comme les autres. Mes parents m’ont décidé à retourner un peu à la fac, c’est vrai que voir du monde me fait un peu de bien je crois. Je me mêle à la masse, comme si j’étais vraiment comme eux, comme si tu n’étais pas là, petit fœtus. Les gens se croisent et s’ignorent, comme toujours à la fac. Mais cette attitude qui d’habitude me désespère a tendance à bien m’arranger ces jours-ci. J’aime passer inaperçue au milieu de cette foule d’étudiants si semblables, si identiques. J’aime à me mentir à moi-même et à me dire que leurs préoccupations sont aussi les miennes. Je suis comme eux, tant qu’ils ne savent pas que je suis différente.
Et pourtant parfois en cours, alors que je les observe tous le nez penché sur leur copie, ou en train de papoter comme tout étudiant qui se respecte, je ne peux pas m’empêcher de me sentir différente, à part. J’ai envie de leur crier qu’un drame est en train de grandir au sein de mon propre ventre, que non, je ne suis pas comme eux. Que mes résultats d’examens n’ont aucune importance face au choix que j’ai à faire. Car oui, j’ai bien une décision à prendre, sans doute la plus difficile de ma vie.
Je dois choisir de tuer pour mieux vivre…
Je dois décider de la mort d’un être pour préserver ma petite vie, mes petites habitudes mesquines et ridicules. Je m’en veux tellement d’être faible face à … à tout ça. Je n’arrive même pas à prononcer le mot. ENFANT. Oui, c’est un enfant qui grandit en toi Lola, un enfant dont le cœur commence déjà à battre, qui se développe de jours en jours. Je ne peux pas l’ignorer… plus maintenant. Maintenant que mes jeans ont du mal à se fermer, que je ne tiens plus dans mes soutiens-gorge et que je mange tout ce qui peut bien me tomber sous la main, du chocolat au cornichon.
J’essaye de m’empêcher de considérer cette grossesse comme un cadeau du ciel, comme une chance de voir mon avenir du bon œil. J’essaye de faire taire en moi cette petite voix qui me dit que bien sûr, j’ai envie de garder cet enfant, de voir un jour son visage, et celui de Julian à travers lui. J’ai toujours su que c’était ça que je voulais, une famille, des enfants qui courent partout dans la maison, qui se prennent les pieds dans le tapis et qui veulent des « bisous guérisseurs » sur leurs bobos. Mais pas sans Julian, pas sans lui. Et pourtant j’ai bien peur, vu sa réaction, que si je décide de garder ce petit être, je ne doive faire le choix de le perdre. Renoncer à notre amour, à ses mains, à ses yeux. Dire adieu à tout ce qu’on a construit, à tout ce temps à s’apprendre, se découvrir… Comment pourrais-je ?

Moi qui détestais déjà ce jour commercial et sans intérêt de la « Saint Valentin », je crois que cette année ne dérogera pas à la règle… Encore une fois les Saints m’ont oublié… ou plutôt NOUS ont oublié. Car même si tu me laisses mon Julian, aujourd’hui je ne suis plus seule.
Je suis Deux.