Fragment #2 - Entre deux mondes

Vingt-deux heures. Je peine à fermer la vieille porte grinçante en sortant du bar. Ma première journée de travail se finit, je n’ai plus la force de m’étirer de soulagement tellement mes bras me paraissent lourds. Triste spectacle que j’offre aux passants, celui d’un jeune homme, plus tout à fait enfant, par encore adulte, n’ayant jamais vraiment été forcé de travailler et qui se retrouve dans un tel état de fatigue après plusieurs heures à faire le serveur. Petite chose fragile au regard dur et arrogant.

Je n’ai pourtant pas la sensation d’avoir démérité. Même Louis m’a dit qu’il s’attendait à pire venant de moi et qu’il avait été plutôt agréablement surpris, ça fait toujours plaisir. En y repensant, cela donne plus de légitimité à ma fatigue, j’ai bien travaillé. C’était presque amusant par moment, servir les cafés, laver les tasses, se dépêcher, « Grégoire n’oublie pas les sucrettes ! ». Mais ce n’est pas un jeu, ce n’est pas une comédie d’une journée où je devais me trouver dans la peau d’un serveur, je ne pouvais pas me rassurer de retrouver la place de mes clients le lendemain, non, j’aurais toujours celle-ci, jusqu’à quand ? Légère angoisse, mais je n’y prête pas attention, mon esprit est brouillé par les odeurs de café, d’alcool, de sirop et des parfums désagréables des clients. Il y a de quoi en perdre son odorat. Je n’ai pas croisé de visages familiers, une chance pour l’instant, mais je sais que cela arrivera. Que pourrais-je leur dire ? Comment leur expliquer ? Devrais-je le faire ? Ne seront-ils plus que des ennemis dans ma nouvelle forteresse ? Si elle se retrouve assiégée, de nouveau, où fuir, vers quoi ? Torture inutile, pensé-je, je me sens bien au Dionysos, je crois, cela a toujours été le cas.

Sans m’en rendre compte je ne suis plus qu’à quelque pas de chez moi. La chocolaterie aux murs de colombages rouges, le bijoutier, le restaurant, et enfin le numéro vingt-sept. Je pousse le porche vert avec mes dernières forces. Obscurité, il s’est refermé, je respire. La porte fenêtre de l’entrée est restée ouverte, je n’y prête même pas attention, les personnes qui la traversent se sont extrêmement restreintes ces derniers temps. Je monte les marches une à une, lentement, telle une figure hors du temps j’observe chaque recoin de ce hall que je connais pourtant par cœur. Seuel l’atmosphère y a changé : les rideaux se trouvent tirés en permanence, les fleurs souffrent silencieusement dans leurs vases, mourant un peu plus chaque jour, les portraits accrochés au mur ne partagent plus la gaieté de leurs sourires figés. Le temps s’est arrêté il y a un mois.

« Maman, es-tu là ? ». Silence. Evidemment. Maman n’est pas là, et si elle s’était trouvée chez nous aujourd’hui je doute qu’elle se serait rendue compte de ma présence ici où ailleurs dans cette ville. Les grincements du vieux parquet fatigué brisent le silence régnant dans cette demeure. Le petit salon semble bien lumineux, les rideaux ont été poussés, je me rapproche du rebord de la fenêtre pour admirer cette lueur de vie et les branches de vigne vierge s’installant peu à peu le long du balcon. Moment paisible et éphémère. Qu’ai-je fais aujourd’hui ? Rien d’important certainement. Quelle heure est-il ? Je n’en ai aucune idée. Ma tête se tourne lentement vers la cheminée, puis mon regard se pose sur le piano recouvert d’une multitude de livres, de draps et d’objets en tout genre. Sentiment d’amertume. « Ce n’est pas grave, ma douce compagne blanche passera la soirée avec moi, il faut que je soit en forme pour samedi, Louis m’attend à l’ouverture ».

Vingt-trois heures sonnent à l’horloge.