Alsciaukat
| Sujet: Fragment #58 - Destination Christelle 12.04.08 20:07 | |
| Mercredi 7 mars 2007 à Chambray-lès-Tours Des frites. Pourquoi pas. J’ai préféré ne rien dire quand il a commandé cela pour moi, comme il le faisait quand j’étais gosse. Après tout, ce n’est pas mauvais, des frites. Et surtout, je n’ai pas voulu l’interrompre. La flamme dans ses yeux m’intrigue. En y repensant, cela fait déjà une semaine environ qu’elle se cache derrière ses prunelles, frêle, mais présente. Seulement, je ne le regarde pas assez pour m’en être rendu compte avant ce midi. Je crois que ce n’est pas volontaire, mais il retourne s’asseoir dans le coin où nous mangions toujours lorsque nous venions ici. De gros abats jour couvrent les lampes, diffusant dans la salle une lumière tamisée, guère rehaussée par le temps maussade qui règne à l’extérieur. Près de l’entrée trône un minuscule manège autour duquel quelques gamins courent. Jérôme s’installe confortablement, m’invite à faire de même en face, un sourire un peu idiot sur le visage. « On se voit si peu », m’a-t-il dit en m’invitant au restaurant. C’est vrai. Même le soir on ne mange pas toujours ensemble, et souvent c’est devant les informations. « Au fait, je ne t’ai même pas demandé, ça va, les frites ? » J’acquiesce en silence et en mange une. Ça va. Il s’est passé quelque chose hier, chez Jérôme. Il semble se réveiller d’un sommeil de neuf ans, comme un pantin oublié dont on retire la poussière et dont on huile peu à peu les articulations pour qu’il recommence à se mouvoir. C’est cette collègue, je pense. Ou du moins, elle joue un rôle. Nous ne sommes pas partis en vacances depuis sept ans. Il n’y pensait même pas, je crois. Ça ne lui venait pas à l’esprit que l’on puisse tous les deux aller ailleurs, un peu. Il était simplement perdu, figé dans sa volonté d’oubli. Et cela m’allait très bien. « Alors, tu as réfléchi pour les vacances ? » J’hésite. J’y ai beaucoup réfléchi. Réfléchi à cette femme qui lui a proposé de partir avec elle. Et moi. Cette femme qui s’immisce ainsi dans notre vie, et redonne un souffle à mon père. Je ne veux pas d’elle. Ma vie me convient. Laisse Jérôme. Si je pars avec eux, je pourrai ruiner tout ce qui pourrait se passer. Je pourrai être au fait de la situation, répandre mon venin et rester dans mon confort habituel. Mais je devrai être avec eux. Je devrai les subir, subir les Landes. Si je ne viens pas, je pourrai être seul dans la maison, tranquille. Et tout se passera dans mon dos. « Tu peux me donner plus de détails peut-être ? - Oui oui bien sûr, c’est une collègue avec qui je m’entends bien, Christelle, divorcée depuis quelques années, on irait avec elle et sa fille de quinze ans, ils ne voulaient pas aller seuls en vacances, alors quand je lui ai dit, à Christelle, que j’avais un fils, elle s’est dit qu’elle, sa fille, et toi, vous pourriez vous entendre, et qu’ainsi on passerait tous d’agréables vacances, tu en dis quoi ? » J’en dis que si tu continues à parler comme ça, je ne vais pas tarder à avoir une migraine… Bon sang, supporter la fille en plus… A quinze ans, les filles sont pires que tout. Je le sais, je les ai assez observé au lycée. Mais Jérôme a l’air fou amoureux de cette Christelle, il n’y a qu’à voir la manière dont il en parle. Ça ne peut pas aller. « C’est d’accord, ça me fera une semaine de repos. » Il a un sourire, un sourire franc et inhabituel sur son visage, qui éclipse l’air de chien battu. Il est beau, comme ça. | |
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