Fragment #65 - Torrents de glace

« Marie. »
Elle lève la tête, me regarde enfin. Mon bus est là dans trois minutes. Le temps de savoir ce qui ne va pas.
« Qu'est-ce qu'il y a ? »
Je m'approche d'elle, regarde Alexandre, Jérôme et Jeanne qui nous fixent. Je la prends par le bras et la tire doucement un peu plus loin.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? Tu ne me regardes plus, tu ne me touches plus, tu ne me parles plus. Qu'est-ce qui se passe ? »
Ses yeux fixent un point vers le sol. La lumière du soleil qui parvient à percer un peu les nuages en cette fin d'après-midi éclaire son visage, le baigne d'une douce auréole orangée. Ses yeux se froncent, ses sourcils s'inclinent en une expression un peu triste.
« Je suis vraiment désolée, Léo. Je ne ressens plus d'amour pour toi. »
Elle déglutit. Tous les détails qui émanent d'elle s'inscrivent dans ma tête sans que je puisse les déchiffrer. Un parfum de froid me lèche les narines.
« Je suis désolée. »
De la glace a pris naissance dans ma gorge, s'infiltre dans mon estomac, gagne mes veines et remplace mon sang. Mes membres gourds s'ankylosent sous l'effet du froid, et un brouillard d'hiver s'installe devant mes yeux. Le soleil est devenu une sphère argentée qui répand ses tentacules gelés sur la scène.
Marie s'apprête à dire autre chose, mais mon bus est là. Je parviens à arracher mon pied de la gaine de glace qui le maintenait au sol, et monte dans le véhicule de transport en commun. Je ne frissonne pas. Le froid m'indiffère. Le son de validation de ma carte m'arrive à travers les limbes étouffants de la chape de silence qui s'est posée sur le monde.
Je m'assois. Je ne regarde pas dehors. Je reste sans bouger, quand le bus redémarre pour m'emmener chez moi.