Fragment #12 - Matin

Nous sommes étendus. Il fait semblant de dormir. Je l’observe. Bientôt il va partir. Comme il part toujours. Et malgré tout, ce ne sera rien de plus. Nos corps fatigués par la nuit. La douceur échangée. Pourtant la conscience de la fin qui arrive. Le fusionnel est temporel. Peut-on parler d’une relation quand il n’y a pas de mots. Sait-il ce qu’on fait ? Trop jeune peut-être. Je ne sais pas. En tout cas il revient. C’est ce que je commence à espérer. Le désir chaud de ce corps étendu, conduit vers un sentiment. Plus large. Plus puissant. Qui sait, plus durable ? Il cherche à s’accrocher à un idéal de comportement. Désaccord. Il ne trompe que lui-même. Si on pouvait parler j’apprendrai à me connaître. Peut-être lui à avancer. Mais les mots sont impossibles. Les mots anodins pour moi, sont des bombes pour lui. Le silence est roi. Mais il n’est pas d’or. Le geste est sacré. Cette main a essuyé ma plaie, c’est la tienne. Tu es toujours perdu, tu ne sais pas ce que tu as fais. Mais à ce moment là. Celui là précis. Tu as été la béquille qui m’a fait tenir.
Ton œil s’ouvre. Je sais ce que ça veut dire. Tu constates que je t’observe. C’est déjà la fin. Alors, tu pars. L’écuelle. L’argent. Le mot. Et la solitude.
Solitude extrême d’une vie qui commence. Tout est à construire. Faut-il chercher à comprendre cet accident ? Ai-je besoin de connaître ce passé ? Ce passé va-t-il m’aider à me construire ? Le poids des siècles passés pèse comme un tombeau sur le cerveau des vivants. Cette phrase de Marx me revient comme un avertissement. Plutôt que chercher à savoir. Chercher à éviter. Saisir l’opportunité de se reconstruire. Profiter de cet espace vierge de mon esprit. De cette table rase, pour fonder une vie nouvelle. Qui sait, meilleure ?

Le sommeil m’emporte.

Sonnerie. La vieille à la porte. On ne se débarrasse pas du passé. J’ouvre. Silence. Petit sourire. Regard fier. Elle a un rat mort dans la main. Son trophée.
- Je donnerai ça aux chiens.
J’ai besoin d’être témoin de cela ? Elle entre chez moi. Pose le rat sur la table. Allume son mégot. Puis d’un souffle commence un récit épique. La vieille femme contre une invasion de rats. Ces monstres qui rongent les tuyaux. Capables de tuer un bébé. Et cette vieille que je suis. Qu’elle est. C’est une déclaration de guerre. A tous les rats. Qui vivent dans les caves. La seule femme responsable de cet immeuble. Et le seul locataire capable de comprendre. Quel courage il faut avoir. Ils ne mangent même plus de poison. Mais celui-ci. A coups de pelle. Il bougeait. Mais ce n’est qu’une bataille. Changer de tactique. Ils amènent des maladies. Même à la fin il bougeait encore. J’ai des gants. Eclater sa tête contre un mur. Et les enfants alors ? Les parents sont inconscients. J’en ai mangé des rats. Pendant la guerre, vous savez. Les livres d’histoire n’en parlent pas. Même des pigeons. Il n’y avait plus de ponts. Les bombardements. La cave pour se protéger. Rien à manger. Des ruines partout. Enfin, des histoires de vieille. Retourner faire la chasse aux rats la nuit prochaine. Quelle aventure. Elle écrase son mégot dans l’œil du rat mort. Elle sort. Elle sonne à l’étage au dessus. Raconter la même histoire.

Les voitures, nombreuses dans la rue. L’heure du travail. En dehors du cours de maths, comment je gagne de l’argent ? Chercher du travail ? Je sors dans le couloir. Une angoisse terrible. Il faut que je travaille. Un vrai travail. Descendre chercher le courrier. Regarder les annonces. Un courrier. Une demande de régularisation. De mes absences ? Dans un lycée.
Ça fait plusieurs jours que mes élèves n’ont pas cours.
Y retourner ?
Au moins pour faire quelque chose.