Fragment #4 - Pretty Woman

Je n'ai jamais aimé, au sens strict du terme. C'est un sentiment qui m'est vraiment inconnu. Je me suis toujours demandée comment certains grands de ce monde avaient pu se perdre dans des histoires insensées avec des hommes ou des femmes. L'abandon de soi, s'en remettre à un quelconque tiers représente pour moi le sacrifice ultime. Il est vrai que j'ai déjà eu quelques attaches avec des garçons, même des filles d'ailleurs, mais rien qui n'aurait pu mettre en péril mon style de vie et surtout mon envie de vivre cette vie.

C'est pour toutes ces raisons qu'aujourd'hui je suis perdue. Jean est parti de chez moi il y a à peine quelques heures. Nous avons passé une nuit fabuleuse, d'abord au restaurant et ensuite dans l'intimité de sa chambre d'hôtel. En tout cela, rien d'extraordinaire, si on excepte le fait qu'il est le seul homme parmi mes clients à m'inviter à un dîner fabuleux avant d'ouvrir les hostilités. Il passe de plus en plus de nuits complètes avec moi et je constate que je n'ai en aucun cas envie qu'il s'éclipse en pleine nuit. J'aime le regarder le matin quand je me réveille la première et je me surprends parfois à maudire sa femme.

Autrement dit, et toute vulgarité mesurée, je suis dans une merde noire. Le syndrome pretty woman n'est pas quelque chose que je souhaite expérimenter ou vivre. Tomber amoureuse signifierait la fin de ma vie de pute. Je devrais probablement dire prostituée ou fille de joie mais le conformisme m'ennuie. Je suis une pute, c'est la réalité de ce que je fais. Mais tout ça ne résout pas mon problème, il me faut une solution.

Celle qui tombe évidemment sous le sens serait de rayer Jean de la liste de mes clients. Au delà de m'inspirer la plus profonde tristesse, cette solution n'est pas envisageable d'un point de vue purement capitaliste. Jean est à mon activité ce que le tabac est à Philip Morris, un élément sans lequel les affaires ne seraient pas possibles. La métaphore est heureuse puisque cet homme a sur moi l'effet d'une drogue. Je rougis parfois de lui demander de l'argent vu qu'il me procure autant de bien que je lui en fournis. But business is business and a girl's gotta eat !

Seconde option envisageable, lui demander de s'en tenir au strict minimum, à savoir: hôtel, nuit torride, chacun rentre chez soi. Mais un examen rapide de cette motion me fait pencher vers un non massif. Partie de son plaisir provient justement de la supercherie du couple.

La dernière serait de lui avouer mes sentiments mais sachant que j'ai moi-même beaucoup de mal à les définir, comment ne pas sonner faux et risquer de perdre mon meilleur client. Dieu que j'aimerais qu'il existe un cabinet de consultants spécialisé ès putes pour me donner la stratégie marketing la plus indiquée dans ce cas.

Raymond, un autre de mes clients, m'a donné rendez-vous ce soir. Pour la première fois de ma vie, je n'ai aucune envie d'y aller. Voilà qui est fâcheux, vous en conviendrez ! Je vais me forcer, je dois me sortir Jean de la tête. Je ne suis pas de ces rêveuses qui croient qu'un homme va changer leur vie d'un coup de braguette magique.

De la coke, il me faut de la coke !