Je conduis Cathy au travers de la foule. Comme je l’expectais, elle n’a jamais mis les pieds dans la salle Lawson-Body ; elle se retrouve complètement perdue face aux numérotations de son ticket, et peine à repérer la face nord de la face sud. Les supporters des deux clubs sont déjà nombreux, cependant personne n’est encore vraiment assis. Ca discute, ça s’embrasse, ça cherche sa place, c’est un milieu qui se connaît déjà et qui manifeste sa joie de se retrouver. Les tambours se mettent en branle, la chauffe va commencer : c’est un moment que je ne raterai pour rien au monde.
« Tiens, j’ai ramené des bonbons. »
Il est difficile de savoir où caser ses jambes tellement les bancs sont bas et les places étroites. Ne parlons pas des affaires, sacs à dos, vestes et pull-overs. Je m’empêtre en râlant dans tout ce qui traîne par terre. La musique démarre, je relève aussitôt la tête : je veux voir l’entrée des joueurs.
Numéro par numéro, le speaker appelle l’équipe d’Angoulême. Je guette Ethan, mais je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil à la plaquette de match, déposée sur chacune des places de la salle :
10 : Ethan O’Donnell, 27 ans, 2,02m, Irlandais. Central.
Il fait bientôt son entrée, les plis sur son front témoignent de sa concentration. Son short vert laisse apparaître des jambes musculeuses, immenses, toutes en longueur. Son maintien et sa démarche sont ceux d’un sportif habitué à jouer dans une arène ; il parcourt la foule des yeux, lui lançant un sourire fugace, jusqu’à ce qu’ils atteignent notre tribune. Mon cœur s’arrête un instant, alors qu’il me regarde et fait un petit signe de la main, mais une pointe de déception se manifeste aussitôt alors que je vois Cathy lui répondre. Evidemment, ce n’était pas pour moi. De toute façon je n’attends rien.
Les quinze minutes de chauffe passent rapidement. J’évalue sommairement le jeu d’Ethan : filet, attaque, service, tout lui sied plutôt bien, même s’il fait montre d’une technique particulière. Il est forcément avantagé par sa grande taille, mais, sur le terrain, il ne détonne pas sur ce point ; il s’agit peut-être plus de chance et de bonne passe que la réalité d’un bon joueur – de toute façon, que ferait-il dans cette équipe sinon ? Angoulême, c’est bien, mais ce n’est pas non plus la meilleure équipe qu’on ait pu voir à ce niveau.
Les balles tapent à grand tapage sur le parquet lorsque le buzz annonce la fin de l’échauffement.
Aussitôt, les joueurs regagnent leur place : sur le banc pour les uns, sur le terrain pour les autres. Ethan en est. Le tirage au sort a désigné Poitiers pour le premier service. L’arbitre siffle, le jeu peut commencer. Le public encourage les joueurs pictaves, en particulier notre tribune, qui résonne des sifflements et des coups de tambour donnés en cadence.
« Allez Poitiers ! » je hurle.
Rien à voir avec Ethan. J’ai mon équipe, et certains des joueurs ici présent ont fait leurs premières balles en même temps que moi.
Le premier service est smashé. La balle fuse, et les Angoumoisins essuient leur première défaite : la réception est plus que douteuse, le défenseur envoyant la balle un peu trop loin du filet, ce qui amène l’attaquant 4 en face des trois bloqueurs qui l’attendaient.
La deuxième action est en faveur de l’adversaire, qui récupère le service. Aussitôt, les Angoumoisins tournent leurs positions, tandis que les Pictaves se préparent à réceptionner.
J’explique au fur et à mesure les différentes règles du jeu à Cathy. Elle hoche la tête en m’écoutant, mais jamais ne me regarde : ses yeux restent fixés sur la balle, ou sur son coloc. Son jeu s’accorde bien à celui de ses partenaires, l’équipe paraît soudée, jusqu’à ce que la tribune se lève, ainsi que Cathy, affolée :
« Mais qu’est-ce qu’il se passe ?
- Balle de set. Si Poitiers marque le point, il gagne le set. Il faut gagner trois sets pour être vainqueur du match. »
Et Poitiers gagne le set.
Je vis ce match comme dans un rêve. Cathy ne cesse de me poser des questions, pourquoi ils ont perdu le point, comment ça se passe les temps-morts, c’est quoi le libéro, et pourquoi-ci et pourquoi-ça. Angoulême remonte le score, jusqu’à ce que tout bascule. Ethan sort, remplacé par le libéro, son équipe perd tout à coup huit points, alors qu’ils ne sont qu’à quelques pas de gagner le deuxième set. Je le sens fulminer sur son banc de touche. D’un geste rageur, il essuie la sueur qui coule de son front. Ses gestes sont saccadés, et c’est d’un pas énergique qu’il reprend sa place sur le terrain. Il m’apparaît plus beau que jamais. Econome dans ses mouvements, chaque geste est pensé et réfléchi, jamais inutile. Je regarde son corps se détendre, sa main frapper la balle qui marque la victoire. Ses pieds retouchent le sol dans un bruit presque imperceptible, et le sourire radieux qu’il adresse à ses co-équipiers en se retournant vaut plus que la peine d’être vu.
Plus le match avance dans le temps, et plus j’ai envie d’en profiter, de les regarder jouer, de les détailler. L’euphorie des jeux sportifs me berce à nouveau, c’est comme si je jouais par procuration – et je contemple Ethan en train de perdre, son équipe mise à mal par les assauts répétés des adversaires, et qui se bat pourtant bon gré mal gré contre le courant, malgré les sifflements qui accueillent chaque reprise de balle.
A chaque balle de set, la tribune se lève et explose de joie. Angoulême se fait peu à peu ratatiner. Après deux heures de jeu, Poitiers remporte trois sets à un.
Cathy fait un peu la tronche, mais je la sens contente d’avoir enfin vu la prestance d’un match de volley. Sans savoir pourquoi, cela me réjouit. Peut-être parce que ça fait aussi partie d’un peu de moi ?
D’un pas fatigué, nous regagnons sa voiture, stationné sur le terre-plein de la rocade. Les gens commencent à rentrer chez eux, créant des bouchons impossibles devant les feux de la patinoire. Cathy conduit prudemment, nous gagnons enfin les voies à 110. Son portable vibre.
« Tu regarde, s’il te plaît ? »
Je prends son portable, clique sur
Nouveau message.« Les copains veulent aller boire un verre quand on sera back. Wanna come? C u. Eth. »
Décidemment, ils doivent être plus proches l’un de l’autre que ce que je pensais. Je devrais lui poser quelques questions, mais pas maintenant.
J’ai le cœur qui flanche.