Fragment #279 - La jeune fille endormie

Lola et moi avons décidé de rendre visite à Déborah Spinner, la fille dans le coma. La clinique de mon père déploie ses couloirs blancs et son odeur d'éther, tandis que les internes et les infirmières exécutent autour de nous un ballet aseptisé. J'aimerais tant revoir Maura. J'aimerais tant ne pas croiser mon père. Nous prétendons être des amis très proches. Les standardistes nous indiquent la chambre de la jeune fille endormie. Nous ne parlons pas, trop oppressés par l'ambiance mortuaire de l'hôpital. Chambre 453. La porte est ouverte. A l'intérieur, il y a un lit. Dans le lit, une jeune fille blonde dont les cheveux dorment autour de son visage. Ils lui ont fait une trachéotomie afin de l'aider à respirer. La machine, à côté d'elle, respire. Une petite femme est assise à côté du lit, l'air vide, anéanti. Sans doute la mère de Déborah. Je sens que je vais flancher devant ses yeux qui n'ont plus de larmes pour avoir tant pleuré. L'Autre en moi reprend le contrôle.
« Mme Spinner ? »
La petite femme relève la tête et nous regarde, Lola et moi, sur le seuil de la chambre. Elle voudrait dire « oui ? », mais aucun son ne sort de sa bouche.
« Nous sommes des amis de Déborah. On est rentré de vacances et on a appris qu'elle était ici. »
Lola lui tend le bouquet de fleurs que nous avons apporté. Est-ce qu'elle se sent bête comme je me sens bête ? Merde, qu'est-ce qu'on fout là ? Ce rituel ridicule. Ce ne sont pas les fleurs qui ramèneront la gamine.
« Merci, bredouille Mme Spinner. Merci... »
Elle prend le bouquet et ses doigts le serrent très fort.
« Vous voulez rester un peu avec elle ?
- Oui, s'il vous plait, murmure Lola, qui n'ose élever la voix comme si nous étions dans une église.
- Merci, dit-elle encore, je vais essayer de manger un peu. »
La mère de Déborah dépose les fleurs sur la petite table à côté du lit, et s'éloigne dans le couloir. J'échange un regard avec Lola. Es-tu vraiment sure de le vouloir, ce bébé ? Regarde comme elles souffrent, les mères, de nous voir souffrir... Est-ce vraiment ce que tu veux ?
Lola s'assied à côté de Déborah et lui caresse les cheveux. Je ne sais pas trop quoi faire. Alors je regarde par la fenêtre. On voit tout Dijon, d'ici.
« C'est marrant, dit Lola, je la connais pas cette fille, et pourtant je me sens proche d'elle. Comme si on se connaissait depuis toutes petites.»
Tu vois Lola, j'avais raison. Nous sommes reliés. Peut-être que cette fille est comme nous, peut-être que nous sommes connectés à elle. Comment savoir ? Seul Nathan pourrait le dire, il faudrait que je lui écrive. Mais si il est à Dakar ? Quand me répondra-t-il ? Et si il ne revenait pas ? Je ne me sens pas capable de prendre le relai, de mener l'enquête sans son aide. Il ne m'a jamais été d'un grand secours, mais il y avait quelque chose de rassurant à le savoir présent, pas très loin du moins. Maintenant, j'ai l'impression que tout repose sur mes maigres épaules.
« Tu crois qu'elle va se réveiller un jour ? me demande Lola.
- J'en sais rien. Oui, je pense que oui. Enfin, il faut garder espoir quoi. »
Merde, je dis n'importe quoi. Je ne veux pas que Lola se mette à pleurer sinon je sens que toutes mes personnalités vont s'effondrer en même temps. Je n'ai jamais vu quelqu'un mourir, et cette fille là, dans son lit, on dirait un cadavre enveloppée d'un linceul blanc.
Et il n'y a rien que nous puissions faire. La mère de Déborah revient et nous devons partir, nous l'abandonnons au chevet de sa fille endormie. Et j'ai du mal à réprimer mes larmes.