Fragment #328 - Les sens et l'esprit

Jed m'agace un peu. Je n'ai pas arrêté de lui dire que la situation ne pouvait pas durer, qu'il fallait que l'on fasse quelque chose de nos vies, qu'il devait parler à son grand-père. Mais il s'enferme dans un mutisme puéril, il m'embrasse, me caresse. Il veut me faire oublier, me faire arrêter de penser. Merde, je ne peux pas ne pas penser. Chaque seconde, mon esprit hurle et se déploie pour atteindre les proportions de l'univers. C'est une machine infinie dont les rouages s'agitent sans cesse, un assemblage complexe de poulies et de leviers qui tournent et se soulèvent en rythme. Et Jed glisse sa main sur mon entrejambe pour réveiller un tout autre mécanisme, le mécanisme du corps. Avec lui, j'atteins des orgasmes comme jamais je n'en avais eu avant, même avec Lola. Nos deux corps semblent avoir été fait l'un pour l'autre. Comme si nous étions les deux parties d'un même tout qu'il fallait reconstituer.
Peut-être que Nathan l'avait ressenti. Peut-être que c'est pour ça qu'il voulait que vous vous connaissiez.
Nathan était un cinglé et il nous utilisait comme des petites pièces sur son échiquier. Qu'il aille se faire foutre. Je ne veux pas me souvenir.
Pourtant, tu n'es pas venu ici pour Jed, n'est-ce pas ?
Je ne sais pas. Je n'en ai pas le courage. Bien sûr, je sais où elle est. Mais en aurais-je le courage ?...
Granny prépare le diner. Une odeur délicieuse embaume toute la maison. En me voyant entrer dans la cuisine, elle se retourne et m'adresse un sourire des plus doux. Ariane m'ignore royalement en lisant un bouquin quelconque. Je me demande ce qu'elle fait encore là, pourquoi elle ne rentre pas à Dijon, pourquoi elle ne travaille pas. Paraît-il qu'elle sort avec Martin, Martin du Clan de Maïa et Sethi. C'est assez invraisemblable, à quel point le monde est petit.
Hier soir j'ai pris mes responsabilités, je suis allé voir Granddad, même s'il m'intimide un peu, et je lui demandé s'il cherchait quelqu'un pour servir dans son restaurant. Je lui ai dit que j'ai travaillé pendant six mois dans un bar à Dijon, que j'ai un bon contact avec les clients. Il ne m'a rien répondu, il est resté assez rigide, sans me regarder, un peu comme Papa sait si bien le faire. Et puis il m'a proposé de bosser en extra lundi, pour voir. Si je me débrouille bien, l'occasion pourrait se renouveler. D'ors et déjà je me prépare psychologiquement : dans l'éventualité où je ne lui conviendrais pas, il faudra que je trouve autre chose. Laetitia partie, ainsi que son argent de fille à papa pourrie gâtée, je ne peux plus rester ici sans gagner ma vie par moi-même. L'échéance de mes 21 ans se rapproche de jour en jour, le temps des bilans se prépare. Cette fois je serai loin de chez moi, loin ma famille.
Ici, c'est un peu comme une deuxième famille, non ?
Non, pas vraiment. Je ne me sens chez moi nulle part. Ici je me sens bien, je me sens à l'aise. Mes angoisses se sont apaisées. Mais je ne suis pas chez moi. La distance que m'imposent Ariane, Granddad, et même un peu Granny, me le fait ressentir.
Et Jed qui ne dit rien. Qui ne parle qu'avec ses doigts sur ma peau, ses lèvres sur mon corps. Et ce silence tactile nous place à des kilomètres l'un de l'autre, à mesure que ma pensée ressurgit.