Fragment #78 – Anniversaire mortel

16h13. Je viens de passer la moitié de la journée avec Melissa. On a été manger au Parc Darcy des sandwichs qu'elle avait bien réussi. Poulet salade tomate mayonnaise. On se serait cru en été ; la chaleur en moins, les nuages en plus. Je passe devant la Poste. Il n'y a plus que moi dans le bus, il ne s'arrête pas. Je descends au prochain. Alors je me lève et appuie sur le bouton pour demander l'arrêt. Lorsque Tiririritiritirirtirtirtrirtritritriiiiiiiiiiiiiiiiii, je saute du bus dès l'ouverture des portes et cours les quelques centaines de mètres qui me séparent de la caserne. Je ne suis pas le premier arrivé, mais j'ai ma place dans le camion. Je me dépêche de me changer. Et saute à l'arrière du véhicule tandis que le stationnaire commence déjà à refermer les portes. Personne ne répondant pas aux appels rue de Verdun. C'est un départ pour ouverture de porte ; la famille s'inquiète de ne pas pouvoir joindre cette personne âgée et nous envoie vérifier son état de santé. Gégé appuie sur le champignon tant qu'il peut, et en moins d'une minute nous sommes au bas de l'immeuble. Comme dans quatre-vingt-dix pourcents des cas sur ce type d'intervention, la personne s'est absentée de chez elle pour aller faire une course, et les pompiers sont dérangés pour rien. Enfin rien, on ne sait jamais. Et puis moi j'aime bien cette adrénaline montante à l'ouïe de la sonnerie retentissante. Au moins dans ces moments là je sais pourquoi le stress est présent. Il est utile et bénéfique pour la concentration et la mise en conditions, mais il ne faut pas dépasser un stade critique. Les psychologues vous le diront mieux que moi. Je descends, sac de l'avant sur l'épaule pied de biche dans la main. Suivant mon chef d'agrès tandis que Gégé gare ''correctement'' le véhicule. Nous montons au quatrième étage et tambourinons à la porte. De sa voix rauque le chef d'agrès annonce que c'est les pompiers et que s’il y a quelqu'un qu'il ouvre ou qu'il fasse signe. La porte s'ouvre, celle du voisin que nous venons de réveiller. Un jeune fêtard. Toujours pas de réponse à notre porte. Il nous invite à passer par son balcon. Ou plutôt on s'invite à passer par son balcon. J'enjambe le premier la balustrade et frappe au carreau. La fenêtre s'ouvre. Il vient vers nous, le chat. Il nous miaule en poussant de la patte sa gamelle vide. Il ne suffit que d'une brève reconnaissance pour découvrir dans son lit l'octogénaire recherchée. Je m'étais trompé ; et à en croire l'odeur ça fait plusieurs jours qu'elle est dans cet état. Pas de scène de crime, ni de suicide prémédité, il faut pourtant appeler la gendarmerie pour faire le procès verbal de la mort de cette femme. Par professionnalisme -ou en l'occurrence volontarisme- pendant que Gilbert passe son message radio je m'approche de la victime pour faire état des fonctions vitales, sans succès. Je sors la DSA du sac, prêt à attaquer une RCP. Je suis arrêté dans mon élan par la voix de Gilbert me disant que ce n'est pas la peine. La victime a bien vécu, elle était en fin de vie, et depuis le temps que le cœur s'est arrêté, on n'a plus aucune chance de le faire repartir. Moi je ne dirai pas aucune, mais il est vrai que les chances sont minimes, plus faibles même que de gagner au loto. On aurait pu tenter. La gendarmerie arrive et nous congédie comme des malpropres. Poliment bien sûr, mais nous ne portons pas le même uniforme, et ça suffit pour créer une sorte de rivalité. On ne cherche pas à leur piquer leur boulot, et ils ne sont pas formés pour le nôtre. En sortant, on traverse la cuisine et en voyant l'éphéméride restée sur la page de mardi 15 jour de la Saint Paterne et illustré par une blague sur les curés que je ne comprends qu'à moitié, je me dis que non. Non on aurait rien pu faire. Rien de concluant. Je fais deux pas en arrière et arrache les pages du 15, du 16 et du 17. nous sommes aujourd'hui vendredi 18 avril jour de la Saint Parfait. C'est mieux pour mourir. On remonte dans le camion direction la caserne.
Je ne pense pas l'avoir fait pour gêner la gendarmerie dans son travail. Je pense plutôt l'avoir fait pour que cette femme soit morte aujourd'hui ; qu'elle n'ait pas passé trois jours morte sans que personne ne soit au courant.
La désinfection du VSAV effectuée -même si aucune victime n'est montée dedans- je me change. Je renfile mon jeans, machinalement je prends mon portable dans ma poche pour regarder l'heure. J'ai un nouveau message: « Joyeux anniversaire mon fils. Papa. ». Il n'y a pas pensé en me voyant ce matin. En tout cas c'est gentil, c'est juste dommage que ça ne soit pas aujourd'hui mon anniversaire. Je suis bien du 18, mais du mois de mai. Je trouve ça drôle. Plus drôle que ce que je viens de voir en tout cas.