Fragment #395 - Je ne veux voir personne mourir

Personne ne répond. Je frappe une fois encore à la porte. Merde, je ne peux pas partir comme ça, comme si de rien n'était. Avant, oui, j'aurais pu le faire, et prétexter qu'il n'était pas là pour rentrer chez moi sans scrupules. Mais non. Le Julian d'aujourd'hui est venu de lui-même, il ne peut pas partir comme ça. Le Julian d'aujourd'hui s'intéresse plus aux autres que le Julian d'hier.
Je pousse la poignée de la porte. Elle n'est pas verrouillée. La voilà qui coulisse sur ses gonds grinçants. J'entre. Mes pas font craquer le parquet ancien et mal entretenu.
Mon grand-père est sur le sol, il ne bouge plus.
Je me précipite, aussitôt mon coeur bat à tout rompre. Je veux le relever. Mais par où le prendre ? Merde, je fais quoi ? J'appelle Alex ? Il est pompier, il saurait quoi faire. Ou Lilian ? Il est étudiant en médecine peut être qu'il pourrait... MERDE !
Je pleurerait si mes yeux n'étaient pas si secs. Je tire Robert par les épaules pour l'amener jusqu'à son lit. Ne sois pas mort grand-père, ne sois pas mort...
Je l'allonge sur la couette sale. Vite, mon portable, mes doigts tremblants sur le clavier, un numéro, la police, le SAMU, les pompiers, quelqu'un, venez m'aider !
Mon père est sur le lit. Son crâne est fendu.
Il me regarde.

Personne ne répond. Les images du cauchemar de cette nuit m'obsède. Je ne sais pas comment je réagirais, en vrai, dans une telle situation. Je ne veux voir personne mourir.
Nathalie ouvre la porte et me dévisage.
« Ah, c'est toi. »
J'entre. Mon grand-père est sur son lit et redresse la tête pour voir qui lui apporte de la visite. Un sourire éclaire son visage lorsqu'il me reconnaît.
« Julian ! Mon petit fils ! Tu vas bien ? »
Il se redresse tant bien que mal. Je voudrais l'aider mais je n'ose pas le toucher. La vieillesse me fait peur. Puis je finis par tendre un bras hésitant, placer une main sur son épaule.
« Ca va, ça va, me dit-il, trop fier pour accepter mon aide. »
Nathalie lui apporte un verre d'eau et le force à boire.
« Allez papi, dit-elle d'un ton des plus condescendants, bois, tu vas te déshydrater avec cette chaleur, faut que tu boives.
- Je crois qu'il n'a pas soif, dis-je en lui lançant un regard noir. »
Nathalie soutient mon regard. Je déverse dans ses yeux mes torrents de feu et de glace.
« Tu joues à quoi là ? crache-t-elle. Tu es qui exactement ? Une personne âgée ça se rend pas compte que ça a soif. Ils l'ont dit après la canicule de 2003, tu te souviens pas ? Ah ben non, je suis bête, si tu t'en étais souvenu, tu serais venu t'occuper de ta famille. Mais c'est plus facile l'ignorance hein ? C'est pas vrai ? »
La voilà rouge de fureur. Je ne connais pas cette fille, je ne comprends pas qu'elle ait tant besoin d'exploser à ma figure. Et impossible de l'arrêter.
« Tu veux quoi ?! Tu veux t'occuper de lui à ma place ? Tu crois que tu sauras lui faire à manger, le laver, l'accompagner aux toilettes ? Tu veux faire tout ça ?! »
A côté de nous, Robert demeure immobile.
« J'ai rien dit du tout, je veux juste pas qu'on le traite comme un gamin.
- Il n'a qu'à être moins capricieux. »
Nathalie s'éloigne avec le verre et le vide dans l'évier, brutalement. L'eau éclabousse le sol autour d'elle, et elle se penche en soupirant pour l'essuyer avec un torchon.
« Bon, je vais vous laisser alors, je lance, je reviendrai une autre fois.
- C'est ça, rétorque Nathalie dans la petite cuisine sans me regarder. »
Mon grand-père a le regard flou. Il fixe le vide.
Je devrais lui faire la bise, mais une tape sur l'épaule suffira. Je pars et regrette d'être revenu.
Pourtant je reviendrai.