Fragment #11 - Saint-Antoine

Déjà deux heures que le médecin est reparti. J’entends murmurer au loin dans la chambre de la vieille, les mêmes murmures depuis 10 jours. Bernard ne vient plus, prétextant que les comas n’ont jamais été son truc. Je comprends ça.
Philippe m’a téléphoné ce matin. Il s’interrogeait. Où donc étais-tu passé depuis toutes ces semaines. Tu ne m’a pas appelé, on ne t’a pas vu à la fac, tu n’étais pas chez toi. Oui, j’avais coupé mon téléphone, j’étais en train de vivre. Mais maintenant c’est fini, tu peux venir, me rejoindre, courir aux urgences de Saint-Antoine, pour reprendre là où nous l’avions laissé le fil de notre vie bordelaiso-parisienne.
Il sera peut-être là dans une heure. Va-t-il s’interroger ? Poser des questions ? Se demander qui est cette vieille femme comateuse entourée de regards aussi accusateurs que méfiants ? Que s’est-t-il passé? Qui est-elle ? Où travaille-t-elle ? Qu’as-tu à voir avec son accident ?
Réaliser que personne ne me croira m’ennuie. Elle a glissé dans l’escalier, et certes, je lui courrais après. Point, il n’y aura pas d’autre explication. Philippe devra me croire, et je crains qu’il n’y ait pas d’autre possibilité pour lui. Il le faut.

Philippe est à présent assis près de moi. Son regard n’est ni méfiant, ni amoureux, ni haineux, ni mélancolique, ni en colère, ni même inquiet. On imagine son cerveau en pleine guerre civile pour se stabiliser sur une émotion.
Il en choisit finalement une : la curiosité. Il aimerait bien savoir où j’ai disparu. Je suis un jour rentré dans une église, et je suis aujourd’hui encombrée d’une femme mourante. Cette femme… Toujours ces histoires, ces disparitions, ces plages, ces Sophies. Ces étés massacrés, ces bonheurs disparus par stupidité.

Philippe ne m’écoute pas, ou du moins n’essaie plus d’écouter mes silences. Sa tête est tournée vers le couloir que je scrutais tout à l’heure, où se tient désormais le médecin, encadré de deux infirmières. Ils s’avancent vers moi.
« Jeune homme, pouvons-nous vous parler un instant ? »