Fragment #36 – Tic et Tac

Si j'ouvre les yeux, je ne vois pas grand chose. Il y a un voile blanc qui m'empêche de distinguer nettement ce qui m'entoure. Je perçois les formes dans un vaste nuage de coton, nuances de gris et de noirs, un peu de blanc ici et là. Des gens bougent. Les sons sont eux aussi diffus. J'ai le sentiment d'être un spectateur que l'on aurait drogué ; je ne bouge pas ; je ne ressens pas ; je n'ai pas même la conscience de pouvoir bouger ou ressentir. Je suis un récepteur d'images (floues) et de sons (diffus). Il faut régler cela. Peut-être se concentrer. Améliorer d'abord le son me paraît plus aisé. Je tente de me concentrer ; ces bruits-là, que représentent-ils de familiers ? C'est aigu, cela résonne... Non, si cela résonne c'est parce que les ondes sonores se distendent à un moment donné, c'est parce que je ne me concentre pas assez, c'est parce que je pense à trop de choses en même temps. Je ferme les yeux. On dit que le corps a besoin de bloquer certaines parties de lui-même pour pouvoir se concentrer pleinement sur autre chose. C'est pour cela que tu écris en tirant la langue disait ma mère. Alors je ferme les yeux. Il n'y a plus que l'ouïe. J'entends ces sons aigus, ces vagues sonores qui me donnent l'impression que l'aigu résonne. Je concentre mon attention sur l'impact qui crée le son. C'est bref, violent, régulier, presque, un son ne va pas sans un autre, cela peut s'arrêter, mais c'est généralement un doublon de sons aigus, plus ou moins espacés. Ce sont des bruits d'impacts de talons. Des talons fins. Il y a une femme dans la pièce. Enfin, ce que je suppose être une pièce. Il n'y a pas vraiment d'air, il ne fait pas vraiment chaud, pas vraiment froid.

Je suis fatigué par ma performance. Je ne sais pas combien de temps cela m'a pris pour comprendre qu'au moins une femme était ici, à côté de moi. Peut-être dix minutes, peut-être plus.

J'ouvre les yeux. Attends ! Il y a des nuances de couleurs grises qui bougent devant mes yeux. Il y a sûrement autre chose. Quelqu'un d'autre. Une seule femme ne peut pas ainsi perturber mes couleurs, mon univers visuel.

Pourquoi est-ce que je ne vois pas ? Si je me concentre suffisamment, c'est comme si j'avais quelque chose sur les yeux, comme un bandeau presque transparent, comme des lunettes tellement inadaptées à ma vue que je n'arrive pas à distinguer quoi que ce soit et les couleurs sont plutôt grises ou blanches ou noires parce que la pièce doit être lumineuse, si lumineuse que les couleurs se ressemblent toutes ; je suis ébloui ?

Pourquoi aurais-je des lunettes inadaptées à ma vue ? Non. Un bandeau me semble plus pertinent.

Je ne sens pas mon corps. Je souhaite bouger, mais je suis fatigué. Les formes bougent autour de moi. Le tic et le tac des talons de la femme bercent mon esprit. Je me sens rassuré. Je me rendors.