Fragment #21 - Je voudrais mener une vie normale

La tension avec Robin, si elle n'a pas augmenté, ne diminue pas pour autant. Je ne comprends pas pourquoi on ne se sépare pas, puisque de toute évidence quelque chose s'est cassé, pourquoi nous n'arrivons pas non plus à parler. Plus les jours passent, plus je sens mes sentiments pour lui faiblir encore et encore, et le soir, avant de m'endormir, je pense toujours un peu à ce jeune psy, Guillaume, et tout mon corps accompagne brièvement les élans de mon cœur. Déborah n'arrête pas de me le répéter : il faut que je fasse quelque chose pour sortir de cette impasse. Soit je parle à Robin et je lui dis que je veux continuer avec lui, soit je l'oublie et je vais parler à Guillaume. Le problème, c'est que je me vois mal débarquer à la clinique pour draguer le psy qui a soigné mon frère, comme si de rien n'était. Et si il racontait ça à ses collègues ? Et si papa finissait par l'apprendre ?
Je voudrais tellement avoir le courage d'en parler à mes parents, de le leur dire, moi, avant que quelqu'un de mal intentionné ne le fasse. J'en ai assez d'avoir peur comme ça, tout le temps. Assez de ce secret qui me pèse sur le dos et me noue le ventre. Je voudrais mener une vie normale. Déborah me dit que personne n'a une vie normale. Certes, je n'aurais pas voulu passer non plus des mois dans le coma. Et je ne voudrais pas voir mon meilleur ami se reclure à l'intérieur de lui dans un centre psychiatrique, et ne pas pouvoir lui parler ni même le voir. Qu'est-ce qu'ils ont, tous ces gens qu'on aime, à devenir fous ?
Je reçois un texto. C'est mon oncle Jean qui est de passage à Dijon et veut venir me voir. Je commence à lui répondre qu'il est le bienvenu, et que maintenant j'habite rue du Docteur Chaussier. Ca va me faire du bien, de le revoir, de sortir le nez de mes cours. Je l'aime bien, mon oncle Jean. C'est le frère de maman, et il n'est pas comme les autres personnes de notre famille. Il ne veut pas à tout prix avoir une femme, des enfants, une maison. Il mène sa vie tout seul, sans rien demander à qui que ce soit. Peut-être qu'il est gay, lui aussi ?
Il n'appelle jamais, sauf de temps en temps, mais quand on le voit, ce n'est pas par principe, ce n'est pas parce qu'une fête nous l'ordonne. Il vient parce qu'il a envie de nous voir, tout simplement.
Je me lève, laisse mon bureau et vais dans la cuisine pour m'éplucher une clémentine.
Un grand bruit dans la rue me fait tout à coup sursauter. Je cours à la fenêtre : un motard vient d'être renversé, et son corps inanimé gît sur la chaussée.