Mardi 2 décembre 2008
à Villeneuve Saint Georges
16h24. Penché sur ma feuille je calcule et recalcule des pertes de charges qui ne tombent pas comme je le voudrais. Je me rappelle les mathématiques en terminale. C'est loin tout ça. Alors couplé à de la physique, des soi-disantes forces de frottement de l'eau contre les tuyaux, ça devient imbuvable. Je me rappelle surtout le sourire qu'avait Marc il y a quelques jours encore. Je crois que je ne suis pas le seul à avoir des problèmes de concentration. Rémi, à côté de moi, tapote des doigts sur la table pour retrouver la cadence de ses pensées. Les yeux rivés sur sa feuille il ne semble pas voir ce qu'il y a d'écrit. Je ne le connaissais pas vraiment ce type. Mais il est mort et j'ai connu la peine. Ici des liens se créent rapidement. Parfois sans qu'on s'en rende compte. De vivre en vase clos, on s'habitue au gens, à leur façon d'être, à leurs manies -que l'on apprécie ou non-, s'en même s'en rendre compte. On est de la même famille mais on ne le sait pas. Puis des gens s'en vont, et leur disparition est comme une révélation. Marc avait mon âge. Je n'ose imaginer la peine ressentie par ses parents quand ils ont reçu la nouvelle par lettre recommandée ; suivie de peu par le corps. Il y a des boîtes qu'on ne veut ouvrir, des lettres qu'on ne voulait pas lire, des boîtes aux lettres qui sont des nids de larmes, des mots qui sont des armes, et des lettres pleines d'armes à larmes.
Il avait presque vingt ans. Il respectait ses valeurs, nos valeurs. Il avait la vie devant lui. Il devait aider les autres, et personne n'est venu à son secours assez tôt. La vie s'offrait à lui. Il la mangeait mais ne la mordait. Et nous que devons nous faire ? Profiter. Se protéger. Je ne l'ai jamais vu autrement qu'avec le sourire. Et nous que devons nous faire. A-t-on encore le droit d'être heureux ? À en voir l'ambiance pesante de ces deux derniers jours, on peut en douter. C'est comme si on se l'était tacitement interdit. Depuis l'annonce du décès de Marc hier matin, je ne crois pas avoir entendu quiconque rire. Les discussions ont été des plus réduites. La vie ne s'est pas arrêtée, mais le deuil s'est installé. Ce deuil je le connais. Il m'a poursuivit pendant des mois après la mort de mon père. Papa. Et parfois la nuit, j'y pense encore. Après mon père c'est un frère que je perds. Un frère qui n'avait pas encore vingt ans. Un frère dont je me sens proche parce que ça aurait pu être moi. Un frère dont je me sens proche parce que je pense à mes propres frères qui sont passés par là avant moi.
Le cour terminé je monte dans le dortoir m'isoler un peu avant le repas. Je regarde par la fenêtre. Dans la cour Rémi marche lentement. Il tourne. Il regarde ses pieds. Je regarde ses pieds. Chacun réagit à sa façon. Je ne le pensais pas comme ça. Lui, bourru et franc, s'est caché ces deux jours pour évacuer sa douleur en solitaire.
Je m'étends sur le lit. À plat ventre. Je ferme les yeux sur l'oreiller. Je revois mon père. Papa. L'inhumation aura lieu demain. Il aimait la vie. C'est ce qu'on nous a dit. Et je l'aimais mon père. Papa. Mais nous n'aurons pas la possibilité d'y assister.
C'est l'heure. Je vais manger en silence. Nous avalons en silence. Et rien de plus que le silence dans nos bouche pour parler de l'indicible. Nous savons tous très bien que ça aurait pu arriver à chacun d'entre nous. La mort que nous nous apprêtons à affronter quasi quotidiennement s'est emparée de l'un d'entre nous, et nous doutons.
Sommes nous prêt à la vivre quotidiennement ?
S'y habitue-t-ton ?
Suis-je assez fort pour le supporter ?