Jeudi 18 décembre 2008
à Villeneuve-Saint-George
14h37. Ça doit bien faire une demi-heure déjà qu'on court autour de cette fichue piste. Il n'y a pas un bruit de plus que celui des quarante et une paires de pieds frappant régulièrement le stabilisé en synthétique. Mon fouh fouh inh se mêle à la respiration collective qui suit lourdement le groupe. J'ai mis mes pointes, pour ne pas glisser à cause de l'humidité. Le meneur est un capo chef. Normal. Tout ce qu'on nous demande, ceux qui nous forment sont capables de le faire ; et ils nous le prouvent sans cesse. C'est l'armée, ne l'oublions pas.
Fouh fouh inh, fouh fouh inh, ...
...Fouh fouh inh, fouh fouh inh.
Une heure s'est écoulée depuis que nous avons posé le premier pied sur la piste. Le groupe s'est distendu, mais personne n'a abandonné. L'allure est toujours aussi rythmée. Et j'ai toujours cette boule au ventre. Ce n'est pas un point de côté à cause de la course, j'ai ça depuis ce matin. Depuis que je me suis levé en pensant à Marc. Les premiers jours après son décès ont été difficiles. Mais je suis désormais persuadé que je ne le reverrai jamais. Et ça c'est encore plus difficile à supporter. Mon frère d'armes. Cette boule dans mon ventre est un fardeau de plus à trainer dans ma course. Ce vide est lourd. Cette course me vide.
Fouh fouh inh, fouh fouh inh, ...
Et puis il y a ma rupture avec Mel. Étrangement, cette séparation n'est pas si terrible, même si le moral en prend un coup. J'en ai pris mon parti. C'est peut être mieux comme ça. De toute façon, depuis que je suis ici on ne se voyait plus beaucoup. J'espère juste qu'elle sera heureuse. Sinon elle sait où me trouver.
Fouh fouh inh, fouh fouh inh, ...
Il se met à pleuvoir. Il tombe une hybridation entre gouttes et flocons. De la neige fondue. Mon short arrive à mi-cuisse et je suis saisi à chacun des impacts sur ma peau. Je n'ai pas vraiment froid, j'ai eu le temps de chauffer depuis qu'on court. Dans le peloton de tête -c'est encore là que nous sommes les plus nombreux- on se tient chaud à distance en se protégeant mutuellement du vent. On se retourne de temps en temps pour essayer de faire revenir, à l'aide d'un regard, ceux que la course épuise ; et qui, impuissant, lâchent peu à peu, se font distancer, et sont aspirés par l'air loin au derrière.
Fouh fouh inh, fouh fouh inh, ...
Quatre heures que nous courrons. La pluie s'est arrêtée, la neige avec. Je ne sens plus mes jambes. Je suis porté par la piste. Dans le sport, le mental c'est le plus important. T'as beau avoir plein de muscles si tu n'as pas la motivation tu ne feras rien. Par contre avec un minimum de mental, t'es capable de bien plus que tu n'aurais pu l'imaginer.
Entre la souffrance et l'espoir. Mon corps se déchire. Mon esprit s'enchaîne. Foncer pour ne plus penser. S'écarter, cracher, reprendre sa place parmi les autres. Nous ne sommes plus qu'une dizaine. Le combat se passe dans la tête. L'adversaire dans cette lutte, c'est la fatigue. Plus personne ne lâche le groupe depuis une demi heure. D'ailleurs personne n'a l'occasion d'y penser. Je ne vois plus que le tee-shirt de celui qui me précède.
Rien d'autre.
Rien d'autre.
Rien d'autre.
Marc. Melissa. Papa.
Rien d'autre.
Marc. Melissa. Papa.
Marc. Melissa. Papa.
Ces hommes m'ont quitté pour de bon, cette femme m'a quitté sans raison.
Pourquoi ? Pourquoi m'ont-ils abandonnés ?
Marc. Melissa. Papa.
Les autres ont pris de l'avance. Irrattrapable. Je m'arrête peu de temps avant l'objectif ultime des six heures de course prévues. Mes démons ont été plus forts.