Fragment #2 - Juliette et Bérénice

Elle, c’est le genre de filles qui vous suit au bout du monde pour un baiser. Lui, c’est le garçon qui vous refuse un baiser en rêvant de vous suivre au bout du monde. Elle le regardait, elle l’écoutait, elle lui souriait ; il parlait, il s’écoutait parler, sans sourire.
Progressivement, le bar s’était remplit et j’ai remarqué qu’ils avaient à peu près tous la même tête, la même démarche, le même air grave. J’avais l’impression d’être dans un troquet de Saint-Malo le soir où l’on annonce que le navire est au fond de l’océan avec tout l’équipage. Comme si Dijon était la cible d’un missile nucléaire encore en chemin, à peine tiré, qui s’écraserait, à coup sûr, et contre lequel on ne pouvait rien.
C’est presque fascinant, cette capacité adolescente à déclarer forfait pour un combat qu’ils ne connaissent pas. Séduisant, aussi, cette façon de tout noircir, pour rendre tragique un événement qui est juste sans intérêt.
Il lui a raconté son nouvel amour comme Juliette parle de Roméo pour dans quelques jours lui en annoncer la fin, sur le ton qu’aurait Bérénice éconduite par Titus. En y mettant quelques larmes, qu’il imaginera sincères. C’est peut-être ça, l’adolescence : être encore suffisamment naïf pour croire que c’est l’autre qu’on pleure.
Quand elle s’est levée, en s’excusant (elle avait déjà un Coca d’avance), il est resté assis devant sa tasse, sans y toucher. Le chocolat devait être froid, mais ce n’était pas son souci : il n’était pas là pour boire. Il a fini par me regarder, mi-gêné, mi-agacé, un peu désolé d’avoir l’habitude. Il lancera le même regard au pervers, trois tables plus loin, qui lui sourira, ou au timide qui détournera les yeux.
Moi je n’ai pas souris, je n’ai pas détourné les yeux. Je me suis levé et j’ai jeté deux pièces en guise de pourboire : j’étais en retard.

Le cours fut aussi ennuyeux que l’amphi dans lequel on m’avait mis. Le soir, je me suis dit que je sortirais peut-être, mais je me suis endormi avant.

Et ce matin, je ne sais toujours pas comment je vais pouvoir occuper cette journée. A part retourner dans ce café et attendre le soir.