Altaïr
| Sujet: Fragment #4 - Les heures... 08.04.08 11:45 | |
| Jeudi 23 février 2006 à Dijon Ce matin les éclaircies se sont dissipées, englouties par la grisaille nuageuse. Il est presque midi lorsque je me réveille enfin. Je ne saurais décrire ce sentiment que j’éprouve, alchimie insoluble de nonchalance et de nostalgie. Le silence ambiant m’oppresse et me rassure. Revoir Nalvenn m’a réchauffé le cœur, notre séparation l’a plongé sous l’eau froide, et maintenant il dégage des volutes de mélancolie. Rien n’a changé dans mon temple du sommeil. Tout y est d’une immobilité sépulcrale. Aurais-je dû chercher la source de sa douleur masquée, l’interroger, fouiller en elle jusqu’à la vérité ? Désormais c’est la culpabilité qui m’attaque et me ronge. Je m’installe à mon bureau, face à la fenêtre, et relève les stores vénitiens. Une bouffée de lumière pâle pénètre dans la pièce. Je prends le livre que j’ai emprunté à la bibliothèque universitaire en début de semaine et l’ouvre. Mrs Dalloway. Je ne connais l’écrivain, Virginia Woolf, qu’à travers la sublime interprétation qu’en a fait Nicole Kidman dans le film The Hours ; une femme hantée par l’angoisse du suicide. Je plonge dans la lecture et m’y immerge complètement. Plus rien ne semble exister autour de moi. Les mots sculptent un nouveau décor, façonnent un monde. Mrs Dalloway, avec sa peau blanche et ses joues un peu rouges, haletant, dans sa grande maison bourgeoise londonienne. Et les fleurs, une profusion de fleurs, couleurs et fragrances entêtantes. Je sens une soudaine vibration contre ma cuisse qui fait voler en mille pétales de verre cette belle et grande maison. Un texto de Nalvenn ; elle est heureuse de m’avoir revu. Je lui réponds que le plaisir est grandement partagé, et lui suggère de dîner au restaurant un soir en ma compagnie – espérant intérieurement pouvoir atténuer mon sentiment de culpabilité en tentant cette fois-ci de m’intéresser d’avantage à elle. Ma petite islandaise, ma douce arpège… Je repose le portable sur le bureau et tente de me replonger dans la lecture, sans y parvenir. Mon attention s’est agrippée à l’objet. A présent il m’est impossible de finir la moindre ligne sans y jeter un œil pour vérifier qu’elle n’a pas répondu. Je parviens à absorber une page laborieuse, et me convainc finalement qu’il serait préférable de renoncer. Assailli par la faim, je me lève et me dirige vers le réfrigérateur, et entreprends de préparer un déjeuner rapide. Une noix de beurre sur la poêle, trois œufs, deux tomates presque trop mûres. Le portable se met à vibrer ; quelqu’un est en train de m’appeler. Je lâche la tomate, m’essuie les mains sur mon pantalon, et me précipite vers le bureau. Je décroche. « Oui maman, ça va bien. Non, je suis en train de me préparer à manger. Une omelette d’œufs et de tomates. Maman, je ne veux pas céder à la paranoïa ambiante, la grippe aviaire n’a pas encore touché la France. Tu parles, ça c’était un cas isolé. Si on en est à relever tous les cadavres de canards… Oui je mange des légumes. Oui, des fruits aussi. Maman, j’ai dix-neuf ans, je sais veiller moi-même à mon équilibre alimentaire. D’accord, je passe te voir dimanche. Oui, toi aussi. Au revoir maman. » Sans commentaire. Je raccroche, sans pouvoir saisir l’étendue de ma déception. L’odeur de l’omelette me parait inquiétante, et je me précipite devant la gazinière. De justesse, l’omelette commençait à se noircir. Je m’installe sur mon lit avec mon assiette, les jambes croisées. Accélération du temps. Je me retrouve allongé sur le ventre, les yeux plongés dans la journée si particulière de Mrs Dalloway. Les miennes se succèdent les unes aux autres et paraissent toutes similaires, et pourtant en y réfléchissant, chacune a sa saveur propre. Les heures s’écoulent ainsi lentement, et le vent du soir apporte avec lui quelques pensées pour Nalvenn. J’hésite à renvoyer un second message, de peur de paraître trop insistant, et préfère m’en abstenir. Au bout d’une longue heure, lorsque la nuit envahit l’appartement en m’obligeant à lutter contre elle par l’intermédiaire de ma lampe de chevet, je ne peut résister et cède à la tentation. Puis, incapable de m’immerger à nouveau dans la lecture, je me glisse sous les draps et ferme les yeux. Les tentacules visqueux du sommeil m’enserrent rapidement. Aux environs de vingt-trois heures, une légère vibration me réveille. Demain soir à vingt et une heure, rendez-vous avec Nalvenn dans un restaurant japonais… | |
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