Fragment #3 - Un froid entre le monde et moi

Je hais le froid. Cette morsure permanente jusqu'au coeur des os. Cette muselière qui pèse sur les corps pour mieux les immobiliser. Il faut se débattre, contre le froid. Se débattre pour ne pas le laisser nous engourdir, nous étourdir, nous piéger. Il faut garder un peu de chaleur pour ne pas tomber.
Je réchauffe mes mains en les frictionnant l'une contre l'autre, devant la boutique, une cigarette posée sur mes lèvres. Le petit bout incandescent pleure quelques cendres, s'embrase un instant, refroidit lentement. Des gens passent, dans la rue principale de l'Île Saint-Louis. Me dévisagent. Ou restent indifférents.
Je hais les gens. Je crois que malgré tous mes efforts pour apprendre à les aimer, je ne pourrai jamais quitter ma misanthropie. Inutile d'espérer qu'ils deviennent tout à coup surprenants, qu'ils me fassent rêver. Non, les gens restent désespérément des clichés, on lit en eux comme si leur être était écrit au marqueur noir, trop net, trop clair, trop précis. Moi je veux du brouillon, du fouillis, de la confusion. Je veux de la noirceur inextricable, je veux me perdre dans les méandres de vos contradictions. Je veux me sentir idiote face à vous, et sourire, et vous dire :
« J'avais tort. »
Mais non. Vous êtes pathétiques, vous êtes trop simples. J'ai beau placer tous mes espoirs dans un sursaut de votre imagination, vous vous contentez de rester là, immobiles, à laisser le froid vous glacer jusqu'au corps, jusqu'au cœur, jusqu'à l'âme. J'ai même abandonné l'idée de vous changer, de vous montrer un autre chemin. Vous n'écouteriez pas. Vous êtes bien comme ça, dans votre confort matériel, dans votre méprisable existence. Mon frère, Sethi, y croit encore. Il déchantera lui aussi tôt ou tard.
La cigarette, consumée, s'éteint. Je jette le mégot et rentre dans la boutique, frigorifiée, puis m'installe contre le radiateur, le temps que mes doigts se réchauffent un peu. C'est douloureux, cette tension palpable, entre moi et le monde. Ce sentiment de n'être pas en phase avec les choses, avec le monde réel. C'est peut-être ça qui me pousse à être là, à tenir cette boutique, à mener ce double jeu entre Charly Malvo et Marc Rozia.
J'ai beau essayer de changer.
Je ne change pas.