Fragment #43 - Un cadeau inattendu : la fuite

Le réveil sonne. Je me lève en sursaut. Merde, quelle heure il est ? Je suis en retard, je sais que je suis en retard. Vite, sortir du lit, vite, à la salle de bain, vite mes habits. Tant pis pour le café, je le prendrai au Dionysos. Tiens, c'est bien rangé aujourd'hui. Et qui a posé ces orchidées sur la table du salon ?
Tout me revient brutalement. La veille : ma cuite, bouteilles sur bouteilles, et Lulla qui passe me souhaiter un bon anniversaire. Nom de dieu, qu'est-ce que j'ai fait ? Ou pire : qu'est-ce que j'ai dit ? Je croyais que c'était un rêve. Je croyais que je pouvais lui dire que je l'aimais sans qu'elle s'en souvienne. Mais ce rêve, maintenant, je m'en souviens, et il était bien réel.
Je me précipite hors de l'appartement, descends les escaliers, sors dans la rue du Bourg. Mes pas me guident dans la rue Amiral Roussin jusqu'au bar, en moins de cinq minutes. J'ouvre la porte, allume les lumières, lance la machine à café. Grégoire arrive peu de temps après, me souhaite un bon anniversaire en retard. Nous commençons à remettre le bar d'aplomb pour la journée, et les clients commencent à arriver.
« Patron, téléphone pour vous, me préviens Grégoire aux environs de midi.
- J'y vais, tu t'occupes de la salle ?
- Pas de problème. »
Grégoire est plus assuré qu'avant. Il est même parfaitement à sa place, aujourd'hui, ici, comme les autres. Je me dirige vers l'arrière salle et pose le combiné décroché contre mon oreille.
« Oui allô ?
- Allô... Louis ?
- Oui ?
- Bonjour, c'est Charlie. De Dakar.
- Oh. La petite Charlie Collomb. Comment tu vas ?
- Très bien, je vous remercie. Vous-même ? »
Faisons un rapide tour de la situation : je suis alcoolique et j'ai dit à une employée qui a la moitié de mon âge que je l'aimais.
« J'ai connu de meilleurs moments...
- Que voulez-vous dire?
- Des histoires sans importance, va. Parle-moi plutôt de toi. Il t'est arrivé quoi, alors ? Steve m'avait appelé avec ton frère, tu avais disparu...
- Hum... Oui. Euh, en fait, j'ai été enlevée par un groupe de... hum. Bref, j'ai pu m'enfuir. Tout va bien maintenant. Ils ne m'ont rien fait. »
Elle se tait un moment, instaurant un silence que je veux pas me risquer à froisser, puis ajoute :
« Rien d'autre que de m'enlever, je veux dire.
- C'est déjà pas mal...
- Oui, bien sûr.
- Quelle histoire de fous !
- Oui... Oh Louis, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer !
- Dis-moi tout.
- Je suis enceinte !!! Oh, et aussi, Steve et moi allons nous marier.
- Ca fait deux grandes nouvelles d'un coup, ça ! C'est formidable !
- Merci. Le mariage est prévu pour juin. Et je me demandais... Enfin, si vous n'avez rien de prévu, bien sûr...
- Oh ce serait avec grand plaisir, miss Collomb. Vous prévoyez de faire ça où ?
- Ici, en Ecosse.
- Je ferai mon possible pour venir, alors.
- Merci ! Ca compte beaucoup pour Steve et moi.
- Je vous aime bien, tous les deux. Je me suis attaché à vous.
- Nous aussi, on vous aime beaucoup, Louis... Ecoutez, je me disais... Depuis quand n'avez-vous pas pris de vacances ?
- Hoho... avec le bar, c'est quasiment impossible. Donc si tu fais abstraction des quelques jours passés à Dakar en octobre dernier... Ca remonte à l'été 2007 !
- Voulez-vous venir passer quelques jours avec nous à Glasgow ?
- Je... »
Attend, Louis, avant de dire non. Considère un peu les choses. Ici, tout va mal depuis quelques temps. Rien ne te retient, et tu as l'impression de ne jamais rien faire d'intéressant de ta vie. Alors quand on te propose une chose pareille, est-ce que c'est vraiment le moment de refuser ?
« Oui, ça me ferait plaisir, Charlie.
- Génial !
- Je vous ferais visiter un peu la ville. Vous verrez, vous allez vous plaire ici !
- Je pourrai pas rester longtemps, à cause du bar... Quand est-ce que vous voulez me recevoir, au fait ? »
Elle rit un peu. Je me sens complètement gêné à l'idée de poser une telle question. Steve et Charlie sont jeunes, qu'est-ce qu'ils ont à s'occuper d'un vieux cinquantenaire comme moi ? Allez, fais-leur confiance. Parle-leur de toi.
« Quand vous voulez, Louis, demain, si vous voulez.
- Ca me ferait un beau cadeau, quelques jours en Ecosse... Je... C'était mon anniversaire hier. J'ai fêté mes cinquante ans...
- Oh, God ! Euh, je ne savais pas, Louis, heureux anniversaire !!!
- Cinquante ans, ce n'est pas rien ! Avez-vous fait une fête ?
- Heu... non...
- Oh... Et bien, nous la ferons ici!
- Tu... tu crois ?
- Mais oui ! Enfin, … sauf si vous ne voulez pas bien sûr...
- Je... je sais pas, oui, si, je... j'aimerais beaucoup. »
C'est juste que ça me gêne tellement, cette histoire. J'en perds mes mots, je suis complètement ailleurs. Puis je revois le visage de Lulla, qui viendra travailler ici demain. J'ai trop peur de me retrouver face à elle après ce que je lui ai dit hier soir.
« Je vais essayer de prendre des billets au plus vite. Dans la semaine, ça vous irait ?
- Ce sera parfait !
- Je vais prévenir Steve, il sera très content de vous voir
- Merci Charlie. Je vais retourner travailler, je te tiendrai au courant. Merci encore. Pour tout.
- De rien. Merci à vous, et puis à bientôt ! Bonne journée ! »
Elle raccroche. Je repense à elle et à Steve. Comment elle m'a aidé à Dakar à sortir Charly de prison. Sa gentillesse spontanée, qui se manifeste encore aujourd'hui. Il faut que je parte d'ici quelques temps. Le temps que les choses se décantent. Le temps que je sache comment faire face à Lullaby. Je vais partir en Ecosse.
Je voudrais que Charlie soit comme une fille pour moi.