Fragment #39 - Se souvenir

Allongé dans mon lit, en sueur, j'ai envie de me retourner dans tous les sens. Mais je ne peux pas. Ô combien douloureuse est ma frustration ! Ne pas pouvoir faire un mouvement, ne pas pouvoir bouger un bras. J'agite mes doigts de pied et mes doigts de main. L'un après l'autre. Doucement. J'ai tout mon temps de toute façon. Serrer la proie imaginaire entre mes doigts et l'écraser comme s'il s'agissait de la lie de l'humanité. Bête infâme, je te tue ! Je te broie le crâne et la mâchoire, et le cou, et le corps, je te tiens encore mes mains et j'enfonce mes ongles dans ta peau. Les murs se resserrent progressivement. Je peux sentir la sueur couler sur mon front, mes tempes, mes joues, mais je ne peux rien faire d'autre que laisser couler. J'ai envie de hurler, mais aucun son ne sort. De toute façon, je me retiens. Je n'ai pas envie d'être celui qui pleurniche, celui qui a peur, celui qui a mal. Je suis plus fort que tout cela n'est-ce pas ? Je veux me prouver que j'y arriverai, que bientôt je pourrai disposer de mon corps comme bon me semble. Les médecins disent qu'après un choc crânien et quelques jours de coma, il est rare de retrouver immédiatement toutes ses facultés physiques. La notion d'immédiateté me paraît d'une cruelle ironie, pour moi qui suis dans cet état depuis quatre mois. Quatre longs mois pendant lesquels j'ai accepté de me faire laver par une femme que je ne connaissais pas il y a encore un an. Par une femme qui était aussi ma responsable hiérarchique au boulot. Chaque nuit, avant de m'endormir, je me force à laisser les yeux ouverts. Je fixe le plafond et je regarde un point imaginaire. Et je tente de rassembler les souvenirs confus ou inventés, ou ressurgissant. Mélange du bleu de la mer (mais la mer d'où?), récurrent, du vert des arbres, des arbres immenses, larges, feuillus, du jaune du sable et de la terre sèche, craquelant, comme du sucre, qui a trop avalé l'eau et agonise de sécheresse... Odeurs (que pourtant je ne peux plus sentir) qui s'organisent telles des danseuses virevoltantes, en procession autour de moi, valse de notes olfactives me rappelant l'Espagne (y suis-je jamais allé ?), la terre aride, les pierres chaudes, l'eau rassurante d'un ruisseau... Bruits de pas dans le sable, gravillons qui se frottent les uns aux autres... Bruits de paille qui s'enflamme, crépitement d'arbres malingres, hurlant de douleurs...

Mes yeux se sont fermés sans que je n'y prenne garde. Puis j'ai crié dans la nuit de mon appartement, soudain si immense à mes yeux. J'ai crié et cela m'a réveillé. Puis j'ai crié une seconde fois, une troisième, une quatrième...

Jacqueline qui me caresse la joue.

Il y a des visages qui se superposent. Des que je connais, des dont j'ignore encore s'ils existent vraiment ou s'ils ont existé.

Jacqueline est près de moi et me tient le main.

Tu dors mal en ce moment.
Je sais, de plus en plus mal.
Tu arrives à te souvenir ?
J'ai de plus en plus d'images. Je ne sais pas si ce sont des souvenirs.
Ca va venir.
Oui.