Fragment #26 - Un autre univers

Je parcours des yeux la copie de bac blanc que vient de me donner Dimitri. De la première à la dernière page, c'est un festival de coups de stylo rouge. Les résultats sont entourés, soulignés ou barrés avec énergie et quelques points d'interrogation se baladent, expression du scepticisme du correcteur vis à vis des raisonnements peu orthodoxes de Dimitri. C'est pas possible... Les maths, si on s'y prend bien c'est pas tellement compliqué.
« Je crois que tu as un problème de méthode. J'ai l'impression que tu connais bien ton cours, je me trompe ?
- Oui. Enfin, je pense... J'ai pas mal révisé.
- Bon, ça c'est bien. Par contre, tu des soucis pour appliquer le cours. Ca se voit tout de suite. Regarde par exemple le deuxième exercice. On te demande d'étudier cette fonction, donc tu la dérive. C'est bien, mais regarde, ta dérivée est complètement fausse. Du coup tu es bloqué. Je vais t'expliquer comment faire...»
Les mots sortent sans que j'aie besoin de réfléchir. J'aime expliquer. Je ne m'en étais pas rendue compte avant, mais plus le temps passe, plus je prends plaisir à partager ce que je sais, à aider les gens. Je ne sais pas tellement quel métier je veux faire, comme beaucoup de gens à la fac, mais c'est vrai que l'enseignement n'est plus inenvisageable à présent. D'autant que quand je vois le nombre de crétins finis qui squattent les bancs des amphis, je me dit que j'ai sûrement plus ma place devant un tableau noir qu'aucun d'entre eux. Et puis, j'aime profondément les mathématiques. C'est un univers à part, un monde que l'Homme à construit sur le papier mais auquel il est impitoyablement soumis. Peut-être les mathématiques existaient-t-elles avant l'Homme ? Finalement, je ne sais pas tellement ce que sont les maths, mais elles me fascinent.
« Dimitri, tu ne trouveras pas que des fonctions que tu pourras dériver en utilisant une seule formule... Prends par exemple une composée de fonctions, où l’une est un quotient ou un produit, tu auras besoin d’appliquer plusieurs formules pour la dériver, tu vois ? Ca s’emboîte ! Un peu comme des poupées russes !»
Les poupées Russes... C'est comme ça que je vois les choses. Visualiser, d'une manière ou d'une autre, c'est tellement important. Enfin, je pense. Les maths ne sont pas des formules sur un bout de papier. Les maths sont réelles, vivantes.
« Tu peux avoir besoin d’insérer une formule dans une autre pour dériver une fonction compliquée comme d’ouvrir plusieurs poupées pour trouver la plus petite !.. »
Je regarde Dimitri, espérant que mon explication l'aura convaincu. Il hoche la tête, sourit, je pense qu'il a compris. Je lui rends sa feuille, heureuse d'avoir pu mettre à profit mes compétences, et rassurée quant à mes qualités de pédagogue. Dimitri range sa copie dans son trieur puis et me dit en souriant :
« Euh... Merci. Je ne sais pas quoi te dire de plus. »
Ne sachant pas trop quoi dire non plus, je lui rends son sourire.
« Déborah, euh... j’ai encore quelque chose à te demander... Je suis retourné chez Romain l’autre jour, et... Enfin presque, c’était fermé... Et... ça m’angoisse toujours autant, et... je me demandais si... comme tu étais venue avec moi chez Michelle... si tu voulais bien venir avec moi la prochaine fois chez Romain, parce q... »
J'acquiesce avant qu'il ne termine. Je suis ton amie Dimitri, tu n'as pas besoin de te confondre en explications.
« Oui, c'est d'accord. »
Sur ces mots, je l'invite à quitter le petit banc du parc de la Toison d'Or afin de nous dégourdir un peu les jambes. Le soleil frappe fort, il n'y a pas de vent, mais en cet instant, je me sens vraiment bien.