Fragment #149 - Un univers noir

Ambiance morose.
Dimanche s'allonge sur moi, me prive de toute volonté. Mes cours sont étalés en vrac sur la table, mais l'envie d'y toucher ne m'effleure même pas.
Dehors, le ciel est nuageux. Le soleil est morose, il n'apparaît pas vraiment, se contentant de lancer ses feux blafards à travers les masses d'eau en suspension. Il a légèrement plu, et le sol affiche une myriade de tâches sombres, qui ne vont guère tarder à s'estomper avec la chaleur ambiante. Une odeur de terre mouillée monte du jardin, de la terrasse, emplissant mon esprit de souvenirs confus.
Mes yeux s'arrêtent un instant sur la maison d'en face, ses volets ouverts, la lueur dansante d'un poste de télévision, celle, statique et bleutée, d'un ordinateur. La vie continue, là-bas. Les volets bâillent tranquillement, à peine usés par le temps qui s'écoule, sans être vraiment neufs pour autant. Un présent continu, sans interruption, un présent qui s'alanguit, peuplé de rires incertains et de pleurs non assumés. Mépris.
Le lit grince légèrement sous mon poids. Le plafond dévoile ses tâches et ses fissures, reflets de la terre éventrée par la pluie. Tout me semble noir. Dans mon esprit, les cheveux de Léa étendus sur son oreiller sont noirs. Le sang qui coule sur le trottoir est noir. Les yeux de Georges sont noirs, la terre dehors est noire, le ciel au-dessus est noir.
Le noir se ferme sur moi.

Regard pitoyable de Jérôme. Ses dents grincent autour des aliments qu'il ingurgite sans les voir. Des plats à réchauffer au micro-onde, comme depuis quelques semaines. Une bulle de stase s'est posée sur Saint Avertin, et plus particulièrement sur notre maison. Le temps est figé dans un ultime craquement. Léa est reliée à nous, dans son immuable cocon. Ses yeux clos ne voient pas le temps passer, pas plus que nos iris sans vie.
Les mêmes réflexions hantent continuellement les parois de mon crâne. Quand changeront-elles ?
Jérôme se lève et met ses couverts dans le lave-vaisselle. Et il quitte la pièce, sans un mot, sans un regard. La télé s'allume, dans le salon. Les informations. Mes couverts rejoignent le lave-vaisselle à leur tour. Yaourt. Cuillère. Parfum cerise. Celui que Léa préférait. Larmes salées.

Des bruits retentissent dans la rue. La poignée de la fenêtre glisse sous mes doigts, les battants s'écartent. Une pluie fine tombe de nouveau. Dans la maison d'en face, des jeunes rient. Des bruits de bouteilles entrechoquées me parviennent. Il y a une fête, comme souvent ici. Quelques personnes sortent du jardin, habillées en noir, a priori un peu bourrées. Elles se bousculent joyeusement, et sont rejointes par une fille aux cheveux longs et noirs, qui se déplace gracieusement parmi eux. Ils émettent une sorte de ronronnement en la frôlant, et elle se laisse délicatement faire, bien qu'aucun d'eux n'aille trop loin. La danse rituelle se poursuit quelques secondes sous mes yeux. La fenêtre se referme sur mon coeur écoeuré.