Fragment #40 – Rancœur

Damien m'a laissé un message vocal cette nuit. J'ai décidé de ne pas l'écouter. Je n'ai pas envie de l'entendre me dire encore une fois qu'il est désolé, qu'il m'aime, qu'il veut prendre soin de moi, et blablabla. Je suis une grande fille, je n'ai besoin de personne. Et même si Simon est un gros naze, lui casser le nez, c'était peut-être un peu exagéré.
A McDo, j'arrive et je ne dis bonjour à personne, parce que personne ne m'aime et parce que je n'aime personne en retour. Je vais m'installer dans la salle équipiers pour me changer rapidement. Maalik passe par là et me siffle comme un chien. Je le traite de sale connard. Il lève les yeux au ciel. C'est ça, oui, casse-toi.
Je remonte en cuisine et dis à Sofia que je pointe. Elle m'envoie au niveau 1, celui que je déteste le plus. Pourquoi faut-il qu'on me mette en binôme avec Amina alors que je hais sa sale gueule de bouledogue ? Ici, tout le monde sait que l'on se déteste, elle et moi, et que ça ne nous rend pas du tout productives.
Je me lave les mains, enfile un filet dans mes cheveux et un tablier, puis me poste au niveau 1, et commence à exécuter les ordres d'Amina, qui jubile. Quand l'une de nous est aux commandes du bin, elle adore user de son autorité sur celle qui fait les garnitures. Prend garde, ma vieille, parce qu'à la première inattention de ta part, je te pique ta place. Et là, crois-moi, tu vas morfler.
« Laura, tu peux te concentrer un peu steuplait ? Je t'ai dit six reg, pas huit.
- Eh ben on en aura deux en rab, c'est pas la mort.
- Ouais mais y a personne là, donc écoute c'que j'te dis un peu sinon on va pas s'en sortir hein.
- Amina, c'est bon, c'est juste deux reg en trop, me tape pas une crise.
- Mais t'as vraiment un problème toi hein t'es une gogole dans ta tête. »
Je ferme les yeux et soupire. Continue comme ça Amina et je te jure que je t'écrase la tête sur le grill.
Les heures passent au ralenti. Avec le temps, j'ai appris à exécuter les gestes mécaniques en pensant à autre chose. Ca permet de faire passer les minutes un peu plus vite. Souvent, j'ai l'habitude de penser à Damien. Quand il vient me chercher le soir à l'improviste devant mon boulot, quand il m'emmène dans son appartement à Montmartre. Je visualise les scènes avec précision, imaginant la place de la caméra, du perchiste, et des éclairages. Je dis « action » puis « coupez » pour faire rejouer une scène que j'aime bien. Je fais semblant de ne pas être satisfaite.
Quelle tristesse. Une amoureuse du cinéma obligée de faire des sandwichs pour gagner sa vie. J'enrage. Juliette vient m'engueuler parce que l'on a trop de pertes, et Amina m'enfonce encore plus en prétendant que je l'insulte quand elle essaye d'être sympa avec moi.
Je pars en pause avec des larmes de haine plein les yeux.
Dans la rue, ma vue se brouille. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je ne vois plus les gens, j'entends tout juste les sons, le grand fracas des voitures et des klaxons. Je fume une cigarette et son goût âcre me remplit les poumons d'une douce toxicité.
Machinalement, je sors mon téléphone de ma poche pour écouter le message que Damien m'a laissé cette nuit. Mais ce n'est pas la voix de Damien.

« Bonjour Laura. On se connaît pas. Je suis Claire Den, la petite sœur de Damien Den. Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé mardi soir, mais bon, cette nuit, mon frère a été emmené aux urgences à Lille. Tu peux me joindre sur le portable de Damien si tu veux des nouvelles. Bon. Je te laisse. Au revoir. »