Fragment #12 - Confrontation avec Julian

Je sors du métro en protégeant mon visage du vent glacé. Je hais ce pays. Je hais cette ville. Je hais ce climat qui s'acharne sur nos corps et ce ciel grisâtre nauséeux. Ma main pousse la porte de la boutique des Quatre-Vingt Huit et je m'installe au bureau, ôtant mon manteau que je jette sur un radiateur avant de vérifier s'il chauffe bien ou non. Son toucher me brûle doucement la paume. Bien. La journée peut commencer.

Vers seize heures, je commence à trouver le temps long. Le silence des objets devient oppressant. Il y a toujours un moment, en fin de journée, où je perds patience, où je regrette de passer ma vie dans cette boutique pour vendre des vieilleries à des bourgeois insupportables parfumés au luxe le plus âcre et doucereux.
J'émerge de ma léthargie lorsque la clochette vient tinter dans l'air, annonçant l'entrée d'un client. Mon regard se pose sur l'individu, et mon coeur se serre aussitôt.
« Alors, tu dois être surprise de me voir, hein ? il dit.
- Salut Julian... je réponds.
- Tu remarqueras au passage que je suis pas mort.
- Je peux t'expliquer...
- M'expliquer quoi, Maya ? Vas-y, je meurs d'envie de savoir. Enfin, c'est une image hein, ne va pas prendre ça au pied de la lettre. »
Il y a dans ses yeux une lueur infecte, un venin rageur qui n'aura de cesse de me piquer tant qu'il ne sera pas entièrement écoulé. Je connais ces réactions primitives dues aux humeurs de notre corps. Je regrette simplement de voir Julian dans une situation aussi pathétiquement organique et humaine. Ma voix a désormais un goût de métal.
« Tu te trouves drôle ? Intéressant ? Subtil peut-être ?
- Ton mépris ne m'atteint pas. J'ai du mal à croire que tu puisses être tordue au point de faire croire que je suis mort. Ca t'avance à quoi, au final ?!
- C'est là que je suis censée te dire : laisse-moi t'expliquer, et tu sauras, je soupire en regardant ailleurs.
- Vas-y, je t'en prie. »
Julian a du feu plein le corps. Ca le brûle de l'intérieur, il en a la voix qui tremble. Quelle tristesse. Moi qui te trouvais si beau et si intéressant lorsque nous nous sommes rencontrés, quel dommage de constater que tu es similaire à tous ces pantins sans âmes. Je souris en ajoutant :
« Et ce petit ton caustique sur tes lèvres, ça ne te va pas du tout, au passage.
- Epargne-moi cet air minaudant, merci.
- Je peux parler ?
- Je n'attends que ça.
- Je suis en relation avec une organisation-
- Oui, l'Enfer, je suis au courant. Mais tu bosses pour qui, pour eux ou pour Charly ?
- Pour Charly, bien sûr.
- Et si un type de l'Enfer te pose la même question, tu répondras : « pour l'Enfer, bien sûr » avec cette même grimace condescendante ?
- Tu veux savoir la vérité, ou tu es juste venu te défouler ?...
- Continue.
- Ils m'ont assuré que tu avais été tué. Je ne sais pas pourquoi ils m'ont menti.
- C'est bizarre, Elisabeth m'a dit que tu leur avais demandé de m'éliminer. Sympa, d'apprendre ça comme ça. On nage en plein délire.
- Ce sont des choses que tu ne peux comprendre. Dont tu ne peux pas saisir l'envergure et la profondeur.
- Prend moi pour un abruti en plus, te gêne pas.
- Roh, arrête un peu Julian, tu me fatigues là. Même moi je ne sais pas tout.
- Pourquoi tu leur as dit de faire ça ?! Qu'est-ce que je t'ai fait putain ?!
- Tu m'as rien fait du tout. Il faut que je garde leur confiance à tout prix, c'est ma mission. Et là, il a fallu que je détourne leur attention pour-
- Donc tu étais prête à me sacrifier ?! C'est ça que tu es en train de me dire ?! T'as envoyé des gens me buter pour te protéger ?!
- Oui, mais bon, tu es en vie et ils sont persuadés du contraire, je te signale. Donc tout va bien.
- Non, tout ne va pas bien, Maya. Quelqu'un a essayé de tuer mon frère et si un type n'avait pas été là pour l'en empêcher, il serait vraiment mort. Alors rend-toi compte que t'es pas en train de faire une partie d'échec là, y a des vies en jeu, merde ! »
Vas-y Maya, durcit ton regard, ne le laisse pas s'imbiber d'émotions. Ne lui laisse pas voir que tu ne savais pas. Ne lui laisse pas comprendre que tu ne sais pas quoi dire. Trouve les mots, les mots qu'il faut. Mais ma bouche ne parvient à articuler qu'un triste « je sais ».
Julian me regarde avec dégoût. Je m'en inspire pour teinter mon expression d'indifférence. Je suis au-dessus de tout ça. Je suis au-dessus de tout.
« Ben ça se voit pas, il répond. »
Julian quitte la boutique. Le son de la porte qui claque se mêle à celui de la clochette stridente, et résonne dans le silence épais comme un glas.