Fragment #70 - Rédemption

Une odeur de café me réveille. J’aimerais dormir encore un peu, savourer cette langueur dans mon corps. Pas de questions, silence dans ma tête, paix dans mon coeur. J’avais oublié ce que c’est que se sentir chez soi, j’ai l’impression d’avoir retrouvé un peu de ma famille.
Je sors de ce lit qui n’est pas le mien et me dirige doucement, les yeux pleins de sommeil, vers la cuisine. Nicolas est là, derrière le bar, un bol de café et quelques toasts beurrés devant lui. Son regard se pose sur moi et je peux lire dans ses yeux une tendresse infinie, un plaisir de voir l’autre au réveil que je partage.
- Bonjour p’tit ange.
Ses yeux luisent et pétillent. Sa bouche dessine une moue qui oscille entre le sourire et la plaisanterie.
- Bonjour bel étranger.
Il quitte le bar et vient poser un baiser sur mes lèvres, puis il dépose devant moi une tasse de café, comme si rien ne s’était passé. Je sais pourtant qu’il n’embrasse jamais, c’est la première fois que ses lèvres effleurent les miennes.
Son appartement est joli, fonctionnel, moderne. C’est l’appartement de quelqu’un qui a réussi. Alors que j’observe la pièce, une angoisse me saisit. Des photos de nous deux sont accrochées sur le frigo : nos visages souriants sur la plage, nous deux sur une piste de ski, encore nous sur la fontaine des Innocents. Un mot que je lui avais écrit est accroché au centre, je sais déjà ce qui est écrit dessus : « Je m'appuierai sur toi et toi sur moi... et tout ira bien. L'amitié est la similitude des âmes et les nôtres sont jumelles. A très vite, je t‘aime. Maël. » C’est le mot que je lui avais laissé avant de partir en vacance à Noël, il y a plus d’un an.
Nicolas suit mon regard et le repose sur moi. Dans ses yeux brillent une tristesse et une peine que je n’avais jamais vues chez lui. Il a toujours été le protecteur, celui qui prenait les décisions, le meneur de notre tandem.
- Tu m’as beaucoup manqué.
Dans ces mots résonne le manque d’un ami qui s’est sentit trahi, la douleur d’une perte plus vaste que l‘océan. Je n’ai jamais songé à lui. Obsédé par ma vengeance, rongé par la douleur, je n’ai même pas pensé à lui envoyer un mot, une lettre. Je l’ai exclu de cette année de ma vie sans songer à la sensation d’abandon qu’il a pu ressentir, sans songer au vide que je laissais dans son coeur.
Le café prend un goût amer, j’ai envie de vomir. J’aimerais gerber ce que je suis devenu, expulser de moi cette saleté, cette culpabilité. Je voudrais tuer ce monstre égoïste que je suis aujourd’hui, cette chose mesquine et froide, ce mensonge né de la peine. Je voudrais évacuer cet être qui se nourrit de la douleur des autres, de leur souffrance.

Nicolas s’est approché et ses bras m’entourent et me serrent. Je ne sais si c‘est pour me protéger ou pour s‘assurer de ma réalité. Mes épaules tressautent sous les sanglots et je sens ses larmes couler dans mon cou.
- Maintenant tu es là et c’est tout ce qui compte.
Oui, peut-être mais je dois te dire, t’expliquer, te raconter. Affronter ton jugement, ton regard, mettre en danger cet amour à peine retrouvé. Tu imagines une peine liée à la perte de mes parents, un besoin de se ressourcer seul, de se reconstruire. Moi je vais te parler d’un besoin de vengeance, d’un cœur anesthésié, de l’étranger qui est né de cette épreuve. Je vais voir tes yeux se voiler, je vais te voir me juger. J’ai le sentiment d’être double. Comme si ma vraie personnalité s’était réveillée à ton contact. Je sens l’autre qui se bat pour reprendre le dessus, je sens sa glace qui enserre mon cœur, je le sens qui me dit « Et alors ? Oublie-le, refais ta vie sans lui. Quel besoin as-tu de lui raconter ? Consomme-le, vide-le petit à petit, suce son âme et repaît toi de ses sentiments. » Ce vampire au fond de moi n’attend que ça.
Les mains de Nicolas me caressent le dos tandis que mes pleurs s’assèchent.
Je me retourne et le regarde. Je plonge au cœur de son regard noisette et y puise une force née de plusieurs années d’amitié, d’amour et de confiance. Une force que j’avais perdue : cette partie d’âme qui me manquait. J’étais handicapé et je ne le savais pas, j’étais amputé de lui et je l’ignorais. Avec lui ça redevient possible, l’avenir semble contenir des promesses que j’avais oublié, des rêves égarés.
Je prends mon courage à deux mains pour lui dire. La peur de perdre cette seconde chance me retient, me fait hésiter. Pour retrouver l’innocence, pour renaître, je dois me confesser, tout avouer à la personne qui, dans ma vie, a le plus compté.
En lui repose un secret : celui de ma rédemption.
- Tu sais, hier… Je ne t’ai pas tout dit.
Mes yeux cherchent son regard, pour y puiser un soutien, une aide.

- Viens, on va en parler.