Fragment #535 - Revenir en arrière et tout recommencer

Impossible de m'endormir. Besoin de marcher dans les rues de Paris. Plaisir du vent dans la nuit sur un visage meurtri. Pensées amères. Paupières qui brûlent. Je déambule dans le 11ème arrondissement, les mains dans les poches, mes pieds raclant le trottoir. Ça et là, quelques fêtards perdus, éructant des inepties avec un accent bobo, fortement alcoolisé. Je m'assieds sur un banc. Un instant. Me relève et part.
Des vagues convergent sous ma peau, l'épicentre est mon visage. Je sens ces nuées de douleur me frapper, une à une, comme des ondes. Je ferme les yeux, trébuche, les rouvre aussitôt. Des phares dans la nuit. Je rejoins le trottoir d'en face. Peur des voitures sauvages, depuis l'accident. Tout s'est enchaîné si rapidement. La mort de Robin, notre retour sur Paris. L'Enfer.
Et puis la folie pure. Et pour quoi ? Pour un foutu monde imaginaire ? Ces gens sont prêts à tuer pour un improbable au-delà, pour des affabulations de reliques et d'Agartha ? Il y a de quoi devenir fou. Je ressens une profonde rancœur à l'égard des gens du Clan des Antiquaires, autant qu'envers ceux de l'Enfer. Pourquoi m'avoir embarqué là-dedans ? Elisabeth, Nathan... est-ce que vous ne pouviez pas me cacher l'existence de ces choses ? Est-ce que la majorité des gens ne vit pas mieux en ignorant tout de ces luttes dans l'ombre ? Et Maya qui me demande de garder le silence... Si je décide de parler à Robert, est-ce qu'il sera en danger à son tour ? Je dois donc garder pour moi cette peur panique, l'effroyable sensation d'être épié et menacé ? Vous avez beau me dire que je ne cours aucun danger, comment pourrais-je ne pas sombrer dans la paranoïa ? Qui me dit que ça ne recommencera pas ?
Je pense au jour où j'ai ouvert la boîte en compagnie de Jed. Ce jour où ma vie a basculé dans un dédale bleuté, onirique, insaisissable. Est-ce que le garçon-loup en est au même point que moi ? Combien de jeunes gens payent aujourd'hui pour les erreurs des générations passées ? Nos grands-parents avaient-ils tant besoin de nous mettre en danger ?
Un clochard éméché s'approche de moi, puant l'urine et le vin. Il me demande quelques pièces de monnaie ou une cigarette. Je prétends ne rien avoir sur moi et m'enfuis, en marchant le plus vite possible. Mes pas m'entraînent jusque vers chez moi, la peur cognant dans mon ventre.
Je pousse la grille de la résidence, traverse la cour pavée. Tape le code à la porte G, monte les trois étages. Dans le salon, sur le canapé, Lilian est avachi. Il n'a pas découché cette nuit. Je pousse la porte entrouverte. Dans sa petite chambre, Kokhavah dort paisiblement, bercée par des songes doux. Je la regarde et l'envie. Si seulement je pouvais revenir en arrière, et jeter cette boîte lorsque Nathan me l'a donnée. Si seulement l'on pouvait tout recommencer...
Dans la salle de bain, j'avale mes gélules. Histoire de me protéger des fissures intérieures. Pas le temps de me demander qui je suis. Pas le temps de penser à ces sentiments. Est-ce que je mens ? Est-ce que je ne les aime pas ? Dans quelques secondes, les cachets dissoudront ces questions.
Et je redeviendrai un Julian docile et somniaque.