Fragment #88 - Promenade au bord du canal

Je me promène avec Rachel le long du canal Saint-Martin. Il fait beau. Les gens pique-niquent au bord de l'eau verdie, coupes de champagne en main, nappes fleuries, fromages et saucissons étant de la partie. Rachel me dit que ces étalages de nourriture la mettent en appétit. C'est une bonne vivante, Rachel, elle aime manger sain, découvrir de nouveaux goûts, cuisiner de bons petits plats. Les plaisirs des papilles lui sont presque aussi chers que ses fleurs.
La chaleur pesante me fait transpirer. Je vois de beaux garçons sur les quais, leurs yeux vont et viennent de ma bouche à mon entre-jambes. Je bande. Ces jolis torses qui fleurissent ont de quoi nourrir mon imagination. Peu à peu, je sens les fantasmes ressurgir, comme si le temps avait lavé le souvenir du viol brutal que m'ont infligé Matthieu et Nicolas. Je pense à Maël, à ses yeux d'argents effilés, comme ceux d'un oiseau. Je pense à la saveur de ses main, à la caresse de sa peau sur la mienne. Je me revois blotti contre lui, et lui en moi, et nos sueurs qui se mêlent tandis que nous ne formons plus qu'un. Un sourire vient briller sur mes lèvres. Est-ce que l'on peut être heureux à nouveau, après l'enfer du feu de la géhenne, après la violence et le sang ?
« A quoi tu penses, Lilian ?
- A la vie, je réponds en souriant.
- Et ça t'inspire quoi ?
- Oh, ben écoute, que des bonnes choses !
- C'est cool ça. Ca te dit qu'on s'arrête dans une petite boulangerie pour s'acheter une pâtisserie ? J'ai envie de sucre !
- Avec plaisir, mademoiselle Fleury ! »
Je suis un peu plus que l'assistant de Rachel. Je crois que nous sommes devenus amis. Et nous entrons ensemble dans une boulangerie, elle achète un chausson aux pommes et moi une tarte au citron. La crème acide me remplit la bouche de bonheur, et rien, en cet instant, ne saurait entraver cette délicieuse sensation. Ni les rires de ces gens stupides au bord de l'eau, ni ce type obèse qui débarque, une canette à la main, me tape l'épaule et me demande pourquoi je ressemble à un pédé. Un sourire méprisant décoché dans ses yeux, paf, il s'en va en rotant avec un air de gros phoque ahuri. De loin, je l'entends qui crie :
« Moi j'te baise ! »
Rachel a l'air gêné, mais il ne faut pas. Ces types là n'en valent pas la peine, on ne peut rien contre la bêtise et l'intolérance. La seule chose qui me chagrine, dans tout ça, c'est de me dire que mon homosexualité se lit sur mon visage. Ou peut-être que ce bermuda blanc qui me moule les fesses, subtilisé dans l'armoire de Maël, y est pour quelque chose.