Fragment #2 - Les pieds dans l'eau

Le ciel bleuit à peine. C'est déjà le matin. Je me tire du lit en vitesse et sors de la chambre, traverse la maison endormie. Sans un bruit, j'ouvre la baie vitrée puis la referme derrière moi. L'air est très frais, le soleil n'a pas encore sévi. Je marche pieds nus sur le sol de la cour, à même les pavés refroidis. La piscine est là, elle n'a pas bougé. L'eau en se mouvant provoque de légers clapotis sur les bords. Un parfum de chlore, lourd, profond, envoûtant, s'échappe du bassin bleuté.
Je glisse un orteil dans l'eau, le retire. Elle est froide, mais sa douceur inattendue provoque en moi une sensation de chaleur. Je crois qu'elle se veut rassurante, elle a peut-être des choses à se faire pardonner. Elle et moi, nous aurons beaucoup de choses à nous dire.
Je m'assieds sur le bord, enfonce mes deux pieds dans l'eau jusqu'aux genoux. Mes mollets cognent contre la paroi de mosaïque bleue. Je ferme un peu les yeux.
Ainsi, c'est là l'eau qui m'a donné la vie. C'est l'eau qui m'a conçu. Dans ce bassin, un homme et une femme se sont aimés il y a treize ans. Et l'homme a disparu, et maman a pris soin de moi. Je ne sais pas vraiment ce que je ressens, dans mon coeur, peut-être un peu d'amertume à l'égard de cet homme que je ne connais pas. Ninon, Axel et Lou connaissent leurs deux parents, comme la majorité des gens de notre âge. Sous la surface, mes pieds tremblent et se déforment, ils semblent fantomatiques. Je joue à les faire danser.
Peu à peu le soleil se lève et fait vibrer ses rayons sur les vagues en mouvement, traçant au fond du bassin d'étranges stries de lumière, comme des cheveux d'or. Sur la terrasse, la baie vitrée s'est ouverte et Luis, fraîchement rasé, lavé, habillé, s'apprête à rejoindre la boulangerie du quartier pour nous acheter du pain et quelques croissants. Il discutera au passage avec ses amis, les vieux du coin, et la petite course durera des heures et des heures. En m'apercevant, il s'écrie :
« ¡Hola nieto! ¿Como estas?
- Muy bien, abuelo. »
Il sourit, m'invite à l'accompagner jusqu'à la boulangerie. Je refuse poliment. Luis, sans doute un peu déçu, s'éloigne et me laisse seul avec l'eau. Ben et maman dormiront tard ce matin, et les locataires ne seront pas là avant lundi. Je peux profiter de ces instants de solitude et faire quelques photos, avant que la lumière ne change et ne vienne tout gâcher. Il faudra bien que je trouve un cyber, si je ne veux pas rester déconnecté de la vie réelle trop longtemps.