Fragment #6 - Le combat des coeurs

Ben et maman se disputent. Comme souvent. J'essaye de ne pas écouter, mais ils crient trop fort, même quand je plaque mes mains sur mes oreilles, le son entre quoi qu'il arrive, et il faut fredonner pour couvrir les hurlements et les pleurs. Je ne comprends pas pourquoi ils ne se séparent pas. Maman dit qu'elle aime Ben, qu'elle ne peut pas vivre sans lui. Un jour, je lui ai fait remarquer que ça n'avait pas de sens, et elle m'a répondu que l'amour tout court n'avait pas de sens. Apparemment, c'est un truc pour adultes ; nous autres, vermisseaux pré-adolescents, ne sommes pas conviés dans ces hautes sphères théâtrales. Je ne comprends pas comment des gens peuvent se brutaliser autant sous prétexte qu'ils s'aiment. Ben insulte maman, maman lance des mots terribles pour se protéger, elle fait semblant de ne pas l'aimer, de ne rien ressentir à son égard. Elle se blinde, et Ben en souffre, et Ben se hérisse de piquants. D'un côté, une armure, de l'autre, un rempart de lances. Ben s'approche, il est rouge de colère. Maman le regarde avec un sourire, pour le déstabiliser. C'est un faux sourire, parce qu'au fond elle a mal, elle aussi. Mais Ben ne le voit pas, il prend peur et la gifle. Maman vacille, elle ne sourit plus maintenant. Et Ben la frappe encore, et encore. J'entends tout cela derrière le mur de ma chambre. C'est une scène récurrente, ils connaissent bien leur texte. La mise en scène est réglée comme sur du papier à musique, les gestes calculés, les intonations travaillées. Aucun des deux acteurs ne connait la méthode dite de Stanislavsky. L'un comme l'autre vont chercher au fond de leur cœur des émotions véritables, ils en tirent une douleur dense et charnelle. J'ai beau enfouir mon visage sous l'oreiller, retenir ma respiration, rien n'y fait. Leur danse violente va se poursuivre des heures durant, jusqu'à ce que les larmes ne puissent plus couler, jusqu'à ce que les joues soient creusées de sillons de souffrance, et que les corps endoloris s'effondrent sur la scène. J'essaye de m'étouffer, en espérant que cela s'arrêtera.
Je souhaiterais presque mourir.