Fragment #9 – Né de l'écume

Ca y est, les poissons ont quitté la villa de Luis. Nous voilà seuls à nouveau, pour deux jours seulement. Lundi, d'autres viendront, avec leurs tics et leurs habitudes, leur bêtise, leur vulgarité. Je voudrais tant espérer, attendre d'eux qu'ils soient hors du commun, plaisants, intrigants. Mais à force de déception, on finit par accepter que les hommes n'ont rien d'extraordinaire, et que, sans doute, je suis moi aussi à leurs yeux un misérable petit insecte. Peu importe. Je me fiche de la façon dont on me voit. Tout ce que je veux, c'est me laisser surprendre. Encore faut-il que les gens fassent l'effort d'être surprenants.
Je fais la planche à la surface de l'eau. Ben et maman bronzent sur des chaises longues, immobiles et tartinés de crème solaire. De temps en temps, maman tourne sa tête où d'énormes lunettes de soleil masquent ses beaux yeux, et son visage est crispé dans une grimace étrange à cause du soleil. Elle souffle quelques mots à Ben, qui fait la même figure, et lui répond en hochant la tête. Je demande à maman si elle veut venir nager un peu avec moi, mais elle me répond que non. Ben dit qu'ils devraient me faire un petit frère pour que je puisse m'amuser avec. Je trouve cette remarque indécente, surtout ici, si près de la piscine. Maman ne répond pas, et ouvre un magazine people dont elle feuillète négligemment les pages roses et sans intérêt. Peut-être que Ben ne sait pas que j'ai été conçu dans ces eaux chlorées. Après tout, quel intérêt maman aurait-elle trouvé à le lui dire ? Je plonge la tête sous l'eau pour ne plus voir l'air niais de Ben, qui attend que quelqu'un daigne lui répondre. Là, l'eau trouble mes yeux et me brûle. Je me force à garder les paupières ouvertes, et les fonds carrelés de bleu tremblent sous mes pieds fantomatiques. Je sens l'ombre de mon père dans cette eau en mouvement, son aura toujours présente depuis treize ans. Je voudrais tant apercevoir son visage, connaître la couleur de ses yeux, et le son de sa voix, l'éclat de son rire. Je voudrais juste découvrir son prénom. Mais l'eau garde ses secrets, et l'écume d'où je suis sorti reste toujours muette.
Et puis soudain, je crois voir une image. Une dame pleine de beauté. Des cheveux blonds dorés qui ondulent jusqu'à ses fesses. Un visage tendre et sensuel. Une peau veloutée. Elle nage jusqu'au rivage. Elle s'échoue parmi les coquillages. Son corps est d'or et familier. Je ne la connais peut-être pas encore.