Fragment #47 – La fille au chapeau

Le verre. Les verres qui se cognent, tremblent et résonnent. Je crois que c’est le son qu’on entend le plus dans un bar, et qui représente le mieux un bar. Encore plus que les vagues des liquides qui s’y déversent, se renversent dans les gorges des assoiffés et sur-inondent leurs estomacs déjà bien inondés. Ce n’est pas que le Dionysos soit un bar à pochtrons mais comme tous les bars il a ses habitués. Je ne les connais pas encore très bien mais je commence à repérer ceux qui viennent toujours les mêmes jours aux mêmes heures, s’assoient à la même place et commandent la même chose. Comme les joueurs de carte. Et puis il y a ceux qui commandent leur consommation par un clin d’œil voire un peu moins. Un battement de cheveu. Non quand même pas. En plus ils sont majoritairement d’un certain âge, donc forcément majoritairement atteints d’une certaine calvitie... Et Louis comprend. Et il ne se trompe jamais. Je me sens pas encore absolument complètement imbibé des habitudes du bar mais suffisamment pour ressentir que le Dionysos ne serait pas le même sans ça, sans ces gens. Ce n’est pas qu’un lieu. Il y a de cet inconnu quelque chose qui plane dans l’air, un peu comme chez Michelle. Un peu comme si ses si nombreux passages avaient laissé un peu de son aura entre les murs du Dionysos.
« Encore en retard le p’tit... »
Je propose à Lulla le même regard désolé qu’à chaque fois.
« Pourtant t’as pas cours cette semaine n’est-ce pas ? »
J’insiste. Elle accepte. Presque trop facile.
« Y a une fille qu’est passée tout à l’heure, elle voulait te voir. Je sais pas pourquoi, par contre elle a laissé un mot, tiens. Et puis on a parlé un peu, deux ou trois minutes... T’es carrément dingue ! Tu dors vraiment n’importe où ! Et puis elle m’a dit de te dire que c’était de la part de la fille au chapeau. Plutôt mignonne, t’as pas mauvais goût. »
Je comprends mieux son sourire malicieux. J’avale le marathon du dépliage de ce petit bout de papier en quelques secondes d’impatience. Ce n’est pas un mot. Juste un numéro de téléphone. Le sien je suppose, sinon ce n’est pas une bonne blague. Elle devait avoir un paquet de choses à dire. Pourtant on ne se connaît pas. On s’est parlé cinq secondes au téléphone il y a plus d’un an et maintenant elle m’impose ses retrouvailles. N’importe quoi. J’appellerai pas. La fille au chapeau... Elle n’a même pas de chapeau...