Fragment #176 – Cent quarante-cinq

« De la part de Monsieur. »
Le serveur pose sur le comptoir un verre de gin et me montre du menton le mec qui me mate depuis que je suis entrée. Plutôt beau gosse, sourire de pub pour dentifrice. Il porte un jeans Armani et une veste Dior Homme. Je déteste Dior. L’alcool glisse d’un coup sec dans ma gorge, me brûle l’estomac. Je n’ai pas mangé depuis trente-deux heures, et les dix-huit verres que je me suis enfilés font une partouze dans mon ventre.
Je suis un zombie, plus maigre que jamais, je ne décroche même plus de contrats ; paraît que les mannequins anorexiques, c’est plus à la mode. Je ne bosse plus, et je m’en contrefous. Je me défonce la gueule pour oublier de compter les jours, mais je sais que c’est le cent quarante-cinquième aujourd’hui.
Je repense à ces cinq mois que j’ai survolés de l’extérieur de mon corps, le plan foireux de Julia qui nous a rapporté à chacune plusieurs milliers de dollars, avec lesquels nous sommes parties à Cuba chercher des kilos et des kilos de coke pure. Cinquante jours dans une geôle cubaine, mon corps encore couvert de cicatrices, et une seule pensée, obsédante, percutante, affligeante : je l’ai perdue. On a eu de la chance de pouvoir s’en sortir en payant grassement les juges (les pays pauvres sont si faciles à corrompre). Le retour en pleine panique de la grippe A, la quarantaine, les tests, et personne ne voulait comprendre qu’on revenait de Cuba, et pas du Mexique.
Je me lève, j’ai la tête qui tourne et envie de vomir. Me dirige vers M. Dior. Il m’attrape par la taille, me susurre que je suis belle, je lui réponds que je suis hors de prix. Il jette un regard à ses potes, et m’entraîne au-dehors. Je suis glacée, à l’intérieur, et je sais qu’il ne pourra pas me réchauffer.
La chambre d’hôtel se veut accueillante, mais elle est désespérément vide et blanche ; je ferme les yeux pour ne pas le voir se déshabiller, m’embrasser, me pénétrer. Avant de m’évanouir, je me dis juste que la vie est cruelle avec les âmes en perdition.