Fragment #43 – Caillots de glace

Au fond du lit, mes pieds sont gelés. Nous avons fêté le vingt-troisième anniversaire de Julian, le frère de mon père, et tout le monde a regagné sa chambre. Ces derniers jours, le chauffage n'y change rien : nous sommes transis jusque dans les os, et il semble que le sang se fige dans nos veines en caillots de glace. Je repense au visage de Julian, quand les bougies plantées dans le gâteau dégoulinant ont jeté une lueur tremblante au fond de ses yeux sombres. C'est comme si le sourire s'était évanoui, l'espace d'un instant, pour devenir un masque d'horreur, un air de monstre familier. J'ai regardé Julian avec attention, sans crier ni chanter. De toute façon, je ne suis pas ici chez moi. Ils ont beau me traiter comme si de rien n'était, comme si j'avais toujours appartenu à cette famille, je sais que je ne suis pas comme eux.
Au début, c'était différent. Il y avait la frénésie de la découverte, l'enthousiasme naïf. Je quittais les drogués de la rue Vieille du Temple, ma mère infanticide et ses soeurs non-aimantes, les beaux-pères vulgaires et les grands-parents gâteux. Ici, je découvrais des gens calmes et cultivés, à la fois jeunes et sensés. Je m'émerveillais devant leurs rapports gouvernés par une froideur polie. Je pensais que la glace qui se tient ici renfermait des secrets merveilleux.
Puis j'ai compris qu'il ne s'agissait que d'armures, et que ces gens n'étaient rien d'autres que des armures. Florian, Julian, Lilian. Ils se protègent tous. Les uns des autres, et d'eux-mêmes aussi. Ils ne se livrent jamais. Ils sont enfermés en eux-mêmes. Est-ce que je suis aussi comme ça ? Est-ce que je suis différent ? Maman me semblait vide, mais le vide n'était-il pas une carapace comme une autre ? Le vide, et cet air important, est-ce que tout cela ne revient pas au même ? Et mon irrépressible sensation de valoir mieux que les gens, de n'être pas qu'une coquille, mon désir d'être brisé et découvert, et que l'on trouve au fond de moi et la pulpe et l'essence, est-ce encore une vaine illusion ? Pourquoi suis-je trop jeune pour penser à cela ? Pourquoi n'y a-t-il pas d'oreilles pour entendre mon désespoir ?
Lorsque mon père m'emmène au cinéma voir le dernier film de James Cameron, et que je m'ennuie, lorsque je dis que j'aurais préféré voir en Avatar un simple documentaire sur la faune et la flore de Pandora, une visite de l'univers de l'artiste, sans les intrigues auxquelles on ne peut pas croire, pourquoi est-ce qu'on me tapote la tête en souriant ? Pourquoi ne dit-on rien d'autre que « il est mûr ce petit » quand je vous parle de ma déception, quand je rêve d'un cinéma plus riche, d'histoires plus prenantes ? Quand je voudrais un monde plus intelligent ?
Sous ma tête, une taie d'oreiller. Posée contre le mur de ma chambre. Derrière le mur, c'est la chambre de Julian et Lola. Et je sais que la tête de Julian est posée à quelques centimètres de la mienne. Je sais que son esprit est ravagé par de terribles bêtes, et qu'au fond, je lui ressemble davantage qu'à mon propre père. Peut-être, oui, que j'aurais préféré Julian.
Est-ce si terrible que ça, d'être déçu par nos parents ?
Doit-on en avoir honte ?