Samedi 28 mars 2010
à Cuttura
14h. Je suis face à la maison d’Elliott, à Cuttura, à 2 km de Ravilloles.
Contrairement à d’habitude, je suis pris d’un sentiment d’hésitation. Victor sera le sujet de prédilection de cette après midi. L’adrénaline monte à ma tête. J’éprouve la même sensation qu’un gamin ressent juste avant de se faire gronder. Mais cela n'a pas lieu d’être. J’avance le long de cette allée de cailloux. La grande bâtisse me fait face. Le bois dont elle est ornée à cinquante pour cent trône majestueusement sur tout l’étage, ce sont les chambres des enfants. Le rez de chaussé, parsemé de carrelage type fresque romaine n’en reste pas moins très beau. C’est comme si deux maisons se confrontaient en une seule.
Gabriel, reprend toi, arrête de divaguer, va droit au but et ne pense à rien d’autre.
Je sonne. J’entends quelqu’un dévaler les escaliers. Elliott m’ouvre, le sourire jusqu’aux oreilles, s’avance vers moi et me prend dans ses bras :
- Tu m’as manqué !
- A moi aussi Elliott. Mais si tu permets, j’ai du mal à respirer là.
J’avais oublié à quel point Elliott était tactile.
- Désolé. Viens, suis moi, on va se poser dans ma chambre.
Je passe dans son salon, salue sa mère, que j’aime beaucoup, et je monte les escaliers, derrière Elliott.
Sa chambre est grande, très belle. Elle donne sur une grande baie vitrée, donnant l’accès à un balcon qu’on peut voir depuis l’extérieur. Un grand lit occupe le milieu de la pièce. Les murs sont tapissés d’affiches de cinéma, de croquis de dessinateurs connus, de croquis d’Elliott lui-même. Il est très doué quand il a un crayon à la main.
Un chevalet, faisant face à cette baie vitrée, supporte un autre croquis : le paysage du plateau du Lizon. Vraiment saisissant. Il aurait dû me suivre aux Beaux Arts, mais à cause de ses résultats scolaires, il a été refusé et poursuit maintenant un BTS graphisme à Besançon.
- Alors Gabriel, quoi de neuf ?
- Je ne suis plus avec Emilie.
Je lis de la surprise dans ses yeux, mêlée à un petit sourire malicieux.
Non. Je ne suis plus avec elle. Elle était chez moi cette semaine, à Lyon, et elle a trouvée ce que j’ai pu récupérer de Victor.
Le sourire qui envahissait son visage quelques secondes auparavant fait place à une angoisse très profonde. La même que je ressentais cette semaine et avant d’entrer chez lui. Il ne dit rien. Il se retourne face au paysage du Lizon, assis au bout de son lit. Il n’ose rien dire, ou du moins, attend d’avoir entendu tous ce que j’avais à dire.
Désolé d’aller droit au but Elliott. Mais ça fait quatre ans maintenant que ça s’est passé. Je ne sais pas si tu te souviens mais à l’époque, j’avais besoin d’en parler, de savoir ce que Victor pensait. Je sais que tu étais beaucoup plus proche de lui. Je sais aussi que tu dois connaître l’état d’esprit dans lequel il était à l’époque. Je me souviens, vous vous étiez fâché peu de temps avant que ça arrive.
Je vois un léger spasme parcourir son visage. Elliott se baisse et cache son visage entre ses mains.
Je suis désolé Elliott. Je sais que pour toi ça a été plus dur. Ta mère m’a dit que durant des mois après ce qui s’est passé, tu ne dormais plus, tu faisais sans cesse des cauchemars et tu ne pouvais plus rester seul. Je te comprends, j’ai été comme toi, seulement j’en ai parlé autour de moi. Même si je ne savais pas tout, j’ai évacué l’essentiel en me confiant comme j’ai pu. Tu ne peux plus continuer comme ça Elliott, il faut que tu en parles.
Je décide de m’assoir à côté de lui, je lui frotte le dos, comme pour le rassurer. Il me prend la main et la serre de toutes ses forces, comme s‘il allait subir une opération sans anesthésie.
Calmement et de la voie la plus douce dont je peux faire preuve, je décide de lui dire des choses dont je n’ai jamais parlé à personne.
Elliot, je t’aime comme un frère. Tu es le meilleur ami que je n’ai jamais eu. On se connaît depuis tellement longtemps que j’éprouve une sorte d’empathie à ton égard. Quand tu as mal, je ne me sens pas bien. C’est exactement la situation dans laquelle je suis maintenant. Mais tu restes mon frère. Quel que soit le secret que tu caches, je t’aimerais toujours, je ne te laisserais pas tomber. Tu as demandé à me voir cette semaine, pour parler de Victor. Parle-moi. Qu’est ce qui c’est passé avec lui ?
Elliott me regarde à présent, droit dans les yeux. Le genre de regard qui vous pousse à réaliser un défi. Ses yeux sont tout embués.
- Avant toute chose Gabriel, dis-moi comment s’est passé le jour où Victor s’est suicidé.
« Suicidé ». Je n’avais jamais utilisé ce mot pour Victor. Pour moi, il était « parti ». L’horreur que ces syllabes dégagent me donne une violente claque. Je sens les larmes arriver.
- J’étais au lycée. Tu étais malade, tu n’étais pas venu en cours ce jours là. Je me souviens que le printemps arrivait à petits pas. Les arbres étaient déjà tous recouverts de bourgeons et certains étaient même en fleurs. J’étais en retard. Il était 8h30, le cours avait commencé depuis quinze minutes et je pressais le pas dans la cour, vide. J’étais allé dans le bâtiment H, voir la CPE pour qu’elle me fasse un mot de retard. Tu te souviens ? Le bâtiment H faisait face au bâtiment E. Le bureau de la CPE était vitré et on y voyait très bien le E. Il faisait combien déjà ? Peut être quatre ou cinq étages je crois. J’étais dans le bureau de la CPE, dans le H. Elle avait le dos aux vitres, et donc au E. Elle me parlait. Je ne me souviens plus exactement de quoi elle parlait. Je me souviens juste d’une chose. J’ai vu quelqu’un, sur le toit du E, s’avancer sur le rebord du bâtiment et contempler le vide. Pris de panique, je suis sorti en courant du bureau. La CPE m’a suivi, elle se demandait ce qu’il se passait. Je ne sais pas si elle avait vu cette personne au sommet du E.
J’ai de plus en plus de mal à retenir mes larmes. Je détourne mon regard de celui d’Elliott.
Arrivé dans la cour il était trop tard. Je courais vers cette personne et plus je me rapprochais, plus je reconnaissais la tignasse blonde de Victor. Je ne voulais pas le croire. Je m’étais jeté sur lui, essayant de le réanimer. J’y croyais encore… Je mettais en pratique tous ce que j’ai pu apprendre avec l’AFPS et je l’appelais mais il ne me répondait pas. J’essayais de garder un certain self-contrôle. Tant que j’alternais le bouche à bouche et le massage cardiaque, tout était encore possible. La cour se remplissait de plus en plus. Je n’étais pas le seul à avoir vu Victor au sommet du E. Je n’y prêtais pas attention. J’ai senti la main de la CPE sur mon épaule pour me dire qu’il était trop tard, qu’il fallait cesser le bouche à bouche et le massage cardiaque. Je ne voulais pas la croire mais elle me prit dans ses bras, à genoux à côté du corps sans vie de Victor pour m’arrêter. Je me suis débattu. J’ai crié et pleuré sur son corps. Il y avait foule maintenant autour de lui. J’ai voulu prendre sa main pour vérifier que le pouls, absent dans la gorge, l’était également au poignet. Il tenait un papier chiffonné dans sa main. Je le pris, le mit dans ma poche et resta à pleuré à côté de lui jusqu’à la venu des pompiers. Je ne voulais pas le laisser. C’était Victor, mon ami, mon frère.
En voyant quelques larmes coulées le long de mes joues, Elliott me prend dans ses bras.
- Et, il avait écris quoi Victor sur ce papier ?
- « L’erreur de la nature que je suis ne trouvera jamais le bonheur. Sache une chose Gabriel, je t’aime et je t’ai toujours aimé, d’un amour fou.
Adieu,
Victor. »
Je continue à pleurer dans les bras d'Elliott. Ses larmes rejoignent les miennes. Nous restons ainsi durant quelques minutes. Puis, je l’entends :
- Victor et moi on s’était fâchés à ton sujet. Voilà pourquoi on ne se parlait plus. On n’était pas d’accord. Il m’avait avoué son homosexualité et les sentiments qu’il avait pour toi. Il tremblait, avait une peur immense de ma réaction. Pour le rassurer, je lui ai annoncé que j’étais gay également. On a parlé des sentiments qu’on pouvait avoir pour ceux qu’on aimait secrètement et après on s’est fâché sur toi.
Je sais que tu n’étais pas au courant pour ma sexualité. S’il te plaît, ne dis rien et ne fais rien. C’est déjà assez difficile de parler de Victor, si en plus les circonstances de mon coming-out s’y ajoutent, je ne m’en sortirais pas.
Je resserre mon étreinte autour de son corps, comme pour le rassurer. A défaut de lui parler, je lui fait sentir qu’il ne doit pas s’angoisser pour ça. Elliott continue
- D’ailleurs, c’était plus pour ça mon message cette semaine.
- Mais pourquoi s’être fâché à propos de moi ?
Elliott prend le temps de réfléchir, de peser ses mots.
- Parce que nous aimions la même personne…
Sans rien dire, je me relève à sa hauteur. Je le regarde droit dans les yeux. On voit tous les deux flou à cause des larmes mais je sens comme une angoisse, totalement différente cette fois, l’envahir.
- Gabriel, je t’aime toujours autant.
Je ne sais pas pourquoi je réagis ainsi. Peut être l’accumulation des nouvelles de cette semaine mais je prends son visage dans mes mains et l'embrasse.