Fragment #77 - Essayez le Dionysos

Maman me tuerait si elle savait que je m’étais levée. L’accouchement est prévu pour dans deux ou trois semaines à peine, et le médecin a bien spécifié que je devais rester alitée le plus possible. Mais moi j’en ai marre de ne rien voir d’autre que les quatre murs de ma chambre et mon ventre. Et puis je ne peux pas m’empêcher de penser à cette fille, celle de l’hôpital. Pourtant rien ne nous unit, rien ne nous rapproche. J’étais juste là, au mauvais moment. Ou peut-être au bon moment justement… C’est donc pour la voir que je me suis levée malgré les indications du médecin et de Maman.
Je suis assise à son chevet, je ne sais même pas depuis combien de temps. Je crois qu’à part sa mère, qui commence à avoir l’habitude de mes visites, elle ne reçoit pas grand monde.
Je reste assise près d’elle, sans rien lui dire. Que pourrais-je bien lui raconter ? Que je veux absolument faire ma rentrée à la fac malgré mon énorme ventre et mon accouchement prochain ? Que je veux combler le vide laissé par Julian dans mon cœur ? Que j’ai autant hâte que peur que Kokhavah vienne au monde ?
Pourquoi lui raconter tout ça ? Elle ne me connait pas. Et sans doute que quand elle se réveillera, elle ne se souviendra ni de moi, ni de toutes les heures passées à son chevet. Et tant mieux.
Soudain le bruit de la poignée qui se baisse me sort de mes rêveries. Je lâche sa main dans un sursaut quand la mère de la jeune fille entre, accompagnée d’un homme.
« Heu bonjour… Pa… Pardon, je vais y aller.
- Mais non Mademoiselle, vous ne nous dérangez pas, vous savez bien.
- C’est gentil, mais j’allais partir de toute façon… Au revoir. »
Je me dirige la tête basse vers la porte, et au moment de mettre la main sur la poignée, sa mère me dit :
« Dites Mademoiselle, sans indiscrétion, c’est pour bientôt le Bébé non ?
- Heu oui, dans quelques semaines… Avant la fin du mois peut-être.
- Profitez-en bien, avoir un enfant est la chose la plus belle au monde Mademoiselle… »
J’ai juste le temps de voir ses yeux s’embuer de larmes en attrapant la main diaphane de sa belle endormie, et je tourne les talons comme pour jeter un voile de pudeur sur ce moment.
En sortant de la chambre, je manque de me cogner contre un jeune homme qui attendait juste devant.
« Oups, désolée. Avec la taille de mon ventre j’ai un peu de mal à évaluer les distances !
- Pas de soucis ! Tu es une amie de Deb’ ?
- Heu oui, enfin… plus ou moins oui.
- Vous êtes ensemble à la fac ?
- Non non, mais excuse moi je suis super en retard, je dois filer. »
Je commence à me retourner avec une envie folle de déguerpir avant qu’il ne se doute de quoi que ce soit. Mais…
« Attends !
- Heu oui ?
- Dis, on n’est pas d’ici, et on se demandait si tu ne connaitrais pas un endroit sympa où on
pourrait aller boire un coup.
- Heu… Je ne sais pas vraiment, essayez le Dionysos. C’est un petit bar sympa rue Amiral Roussin…
- Ok merci…
- … Lola ! Allez, à plus ! »
Cette fois j’accélère le pas et me sauve sans me retourner, pour ne pas avoir encore à détourner les questions, les évincer, les contourner. Pour ne pas avoir à dire « je ne connais pas cette fille, et pourtant je me sens liée à elle. Vous trouvez ça bizarre ? Oui, moi aussi. Mais nous sommes liées. Depuis ce jour, depuis son malaise. Depuis bien avant peut-être… »
Je rallume mon portable et écoute mon nouveau message.
C’est Maman. J’ai plutôt intérêt à rentrer vite !