Fragment #136 – Ici, tout n’est qu’ordre et beauté...

L'ambiance est différente, à la maison. Plus feutrée. Sereine. Un peu comme si une bulle l'entourait, la protégeant du bruit extérieur, nous plongeant dans une sorte d'attitude légèrement contemplative et passive. C'est bien aussi.
Pourtant, au fond des yeux de Léa, je vois les étincelles dorées bondir en pagaille, pleines d'impatience et de joie. Elle est si heureuse. Cet enfant va venir parachever l'union de nos deux familles. Il sera le fruit de l'amour de nos parents, et quelque part, du notre également.
Tout est bien rangé. Dehors, entre deux averses, le soleil montre son nez et illumine le salon où j'ai passé une partie de la journée avec Léa, assis devant la télévision, à regarder des films. Je n'ai pas envie de réviser. Quelque chose est revenu en moi, de nouveau je suis parfaitement à l'aise en cours, et tout me paraît évident. Les jours qui viennent seront consacrés au concours blanc, au lycée, mais je suis certain d'y briller, sans même relire mes cours des deux années précédentes. Tout est tellement logique.
Je crois que c'est cela. C'est logique. Il y a quelques temps encore, ma vie était incomplète ; il y avait Jérôme et Christelle, Léa et moi ; et un vide. Un déséquilibre. Je ne sais pas, c'est un peu idiot, comme idée, presque métaphysique (voilà qui plairait à Julian, tiens), mais c'est l'impression que j'ai. Ce creux dans ma vie me faisait perdre ma logique, et les choses m'apparaissaient brouillées, ainsi que mon existence.
Et aujourd'hui, l'enfant est prêt à arriver. Le puzzle est complété, et avec lui, ma faculté de raisonner revient. Je suis de nouveau capable.
Nous sommes sortis en milieu d'après-midi, entre deux films, voir les amis de Léa. Mes amis, peut-être. Je ne sais pas. Je m'entends presque bien avec eux, mais il y a quelque chose, quelque part, une distance, qui m'empêche de me sentir tout à fait intégré. Je reste la pièce rapportée. D'ailleurs, Etienne n'est plus avec Jérémy, ce dernier a un nouveau copain, mais il n'était pas là pour nous le présenter. Je crois qu'ils m'aiment bien, tous les trois. Juliette, Pierre, Jérémy. Je les aime bien, et en même temps ils sont toujours humains. Les humains, cette race que je ne pouvais supporter, il y a si peu de temps... Est-ce qu'aujourd'hui j'y arrive mieux ? Sans doute... Peut-être que, simplement, je me cache mon aversion à moi-même, parce que c'est ainsi que Léa veut me voir, et parce que Léa, elle, n'est pas seulement humaine. Elle est Léa.
C'était chez Pierre, il a un appart en centre-ville, non loin de la Place Plumereau. Pas super grand, mais assez pour nous accueillir. Léa et moi avons fumé à côté de la fenêtre, sans que les autres ne nous fassent la moindre remarque. C'est peut-être pour ça aussi que je les accepte ; ils sont humains, mais savent où commence leur liberté, et où est-ce qu'elle finit. Ils n'ont pas à nous dicter notre conduite ; s'ils nous acceptent, ils nous acceptent tels que nous sommes. Et si cela les dérangeait, eh bien ils arrêteraient de nous voir, je suppose. J'imagine que c'est ainsi que doivent marcher les relations entre personnes. Certains parlent de compromis, mais est-ce vraiment possible ?... Est-ce qu'un compromis n'est pas seulement un mensonge qui ronge lentement une relation ? Peu m'importe. Je n'ai pas besoin de compromis avec Léa.
Christelle passe la tête par l'entrebâillement de la porte. Nous mangeons bientôt. J'attends que le film arrive à un point calme et le mets en pause. Nous le finirons ce soir. Je vais mettre le couvert avec Léa. Un quotidien simple et agréable.