Fragment #80 - "Censé"

Laura est assise à côté de moi. Quelque chose en elle la torture, je le sens. J'aimerais pouvoir l'aider, mais je reste là, planté dans mon canapé, quasi muet. Son visage est si doux, loin de véhiculer l'image que je m'étais faite d'elle, une fille solide, forte. Tout semble fragilisé. Son regard perdu, sa mine triste. Elle est recroquevillée dans le coin opposé du canapé et semble sur le point de se briser.
« Elle est née comment, Damien, ta passion pour la photo ?
- Tout petit, j'aimais jouer avec l'appareil photo de mon grand-père. Il n'y avait pas de pellicules dedans, mais j'appuyais sans cesse sur le déclencheur. Et puis un jour, j'ai mis un film dedans, et j'ai plus arrêté.
- Ah, c'est marrant. Moi, ça vient de mon père. Il avait une vieille caméra, avec laquelle on pouvait pas faire de montage, de qualité très médiocre. Je forçais mes frères à jouer des histoires que j'écrivais et je les filmais.
- J'ai bien embêté ma famille aussi, à les faire poser à longueur de journée. Aujourd'hui, j'ai un peu plus de mal à les faire poser. Je préfère capturer l'image lorsqu'ils ne s'y attendent pas.
- Ils sont à Paris ?
- Non, ils sont à Valenciennes, dans le Nord. Je ne suis pas de Paris en fait.
- Ah, tu viens du Nord ?
- Oui, de Lille. Je suis censé bosser là-bas.
- Censé. »
Laura se met à rire. Je ne vois pas ce que j'ai pu dire de drôle.
« Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?
- Oh, j'étais censée étudier dans une grande école. « Censée », moi aussi. Du coup, je suis là. Je viens de Dijon, en Bourgogne. Tu connais ?
- Plus ou moins. Je n'y ai jamais mis les pieds. C'est sympa ?
- C'est joli. Mais c'est pas une ville pour faire du cinéma.
- Lille non plus n'est pas tip-top. Mais ce que je fais généralement ne nécessite pas de beaux décors. Tu disais que tu étais censée faire une grande école. Pourquoi tu ne la fais pas ?
- C'est compliqué.
Un silence gênée s'installe. Ses yeux se mettent à briller.
« Mon père s'est suicidé le printemps dernier. »
Mon regard croise directement celui de Laura pour la première fois. Une unique larme timide glisse sur sa joue. Je sens une vague de culpabilité déferler en moi.
« Je suis désolé. Je ne voulais pas...
- C'est rien. »
Je me sens vraiment mal d'un coup. La perte d'un proche est si traumatisante. Ne suis-je pas bien placé pour le savoir ? Même si je sais que Sofia n'est pas morte, son absence m'empêche d'être heureux. Encore aujourd'hui, je me demande comment je fais pour affronter chaque nouveau jour.
« Damien ?
- Excuse moi. Je te demande pardon, je voulais pas te faire de la peine. Ca ne me regarde pas finalement. »
Effectivement, ça ne me regarde pas.
« Prend moi dans tes bras s'il te plaît. 
Euh... Je... Laura... »
J'ose à peine bouger. Je sens mon visage rougir. Je pose ma main sur la sienne et la serre. Dieu que sa peau est douce.
« Je... Excuse moi, je sais pas pourquoi je t'ai demandé ça. C'était déplacé, on se connaît même pas. »
Je lui laisse à peine finir sa phrase. Je l'enlace et la blottit contre moi. Je ressens la même onde de chaleur qui m'a traversé hier. Je serre son petit corps contre moi, doucement, craignant de lui faire mal. Elle ne bouge pas. Je m'attends à ce qu'elle me repousse, mais elle reste là, entre mes bras. A pleurer.